Ce cinquième article s'attache à montrer la réaction anti-hégélienne de penseurs comme Rosenzweig, Levinas ou Tolstoï. Leur expérience de la guerre les amènent, à l'encontre des métaphysiciens allemands, à faire droit aux individus dans leur singularité souffrante et à la beauté d'une vie simple.
Le tournant particulariste de la philosophie
Ce que j'appelle la réaction anti-hégélienne concerne un certain nombre de penseurs opposés à la philosophie de l’Histoire évoquée dans l'article précédent, laquelle appréhende les hommes uniquement comme éléments de totalités. A cet égard, plusieurs auteurs sont particulièrement pertinents concernant la question de la guerre en ce qu'ils participent de ce qu'on appelle "le tournant particulariste de la philosophie".
Le philosophe juif Rosenzweig, puis dans son sillage Levinas, nous intéresse de par son expérience de la guerre, de la souffrance et de la mort en « première personne ». Rosenzweig écrit son œuvre majeure, L’étoile de la rédemption, dans les tranchées allemandes de la guerre 14-18, entre deux attaques, sur des bouts de papier, de cartes postales, etc., qu’il compilera après-guerre alors que les séquelles des combats l’auront rendu infirme. Pour lui, la mort n'a rien à voir avec une abstraction logique, un quelconque négatif. Dans la violence des combats, sous le sifflement des balles et dans le fracas des obus, la mort me vise concrètement et à la première personne ; « je » tremble d’effroi. Et ce « je » qui, de terreur, se recroqueville dans la terre en appelant sa mère, est celui qui se révèle dans la guerre, en ce que l’individu est de plus unique. Or, cette protestation de l’individu singulier face à la mort réelle n’a jamais été entendue par la philosophie.
Chez Rosenzweig et Levinas l’expérience de cette mort dans toute sa violence fournit donc une base de relecture et de renouvellement de la Tradition philosophique occidentale. On ne peut plus philosopher de la même manière après Auschwitz, nous dira Levinas. Inversion des priorités : primauté de l’éthique, et non de l’ontologie, de l'épistémologie ou de la politique. Concrètement, cela signifie qu’à l’aune de cette nouvelle approche de la mort, c’est toute la Tradition philosophique depuis l’Antiquité qui est remise en question ; et plus particulièrement l’idée - épicurienne ou stoïcienne - visant à minorer la peur de la mort, à montrer qu’elle n’est pas à craindre, etc. Pour Rosenzweig, au contraire, la crainte de la disparition du « je » singulier, de ce « je » qui crie d’effroi devant la mort, doit être conservée.
Certes, il ne s’agit pas de cultiver pour lui-même un douteux sentiment masochiste de peur, mais de penser et de transformer cette crainte pour la fragilité du « je » de telle sorte qu’elle devienne un principe éthique de veille pour la fragilité de l’Autre. Mais comment se manifeste cet Autre ? Phénoménologiquement, l’Autre ne doit pas être abordé sous le régime de la connaissance, celle-ci comportant une certaine violence. En effet, elle consiste toujours, en tant que processus universalisant, à réduire les caractéristiques singulières et sensibles d’un individu afin de les faire correspondre à des catégories conceptuelles. L’Autre - avec un A pour signifier qu’il s’agit de l’individu singulier et unique, et non celui qui est pris dans la masse des totalitarismes - n’est pas à connaître, mais à reconnaître. C’est donc sur le plan de l’éthique que l’Autre se manifeste, comme la rencontre fondamentale et première qui ouvre des horizons infinis. Le visage symbolise cette rencontre de l’Autre, en tant qu’il ne peut se réduire à la somme de ses organes, et qu’il manifeste cette fragilité de l’individu dans sa singularité. Le visage de l'Autre m’assigne en quelque sorte, au sens où il est « le lieu de la décision éthique », écrit Levinas. Je peux évidemment vouloir profiter de cette fragilité, mais je peux aussi m’en sentir responsable : Le visage de l’Autre me dit « Tu ne tueras point ». Transcendance de cet Autre qui devient incarnation du divin.
De par sa fine conception de la temporalité et de l’histoire, Tolstoï s’oppose d’abord en tout point à la philosophie de Hegel. De par sa non moins subtile conception des mouvements humains, il prend corrélativement le contre pied de Clausewitz, le philosophe prussien de la guerre.
Tout d’abord, Tolstoï (dans Guerre et paix, mais aussi dans Anna Karénine) exclut réciproquement raison et Histoire. Inspiré en cela par Schopenhauer, Tolstoï considère que l’Histoire est absurde, un théâtre où se reproduisent toujours, à quelques variantes près, les mêmes évènements. Sur la scène du monde, le fond de vouloir-vivre est toujours le même, seuls quelques masques différents modifient à la marge la représentation. Finalement, avoir lu Hérodote suffit à tout comprendre. De ce point de vue, la guerre n’est pas cette fameuse raison en marche vers son accomplissement, mais déshumanisation pure et simple, "un évènement contraire à la raison et à la nature humaine".
Plus loin - et c’est le plus intéressant -, ces prémisses conduisent Tolstoï à refuser la grille de lecture classique des historiens qui, pour expliquer les batailles, invoquent les rois, les généraux, les décisions des stratèges, etc. Il adopte pour sa part une grille de lecture de la guerre d’une technicité plus fine ; elle consiste à étudier « les éléments homogènes, infinitésimaux, qui gouvernent les masses ».
C’est donc par l’intermédiaire du calcul différentiel que la conception de Tolstoï s’oppose frontalement à celle de Clausewitz, admirateur de Napoléon, le "génie de la guerre" (et adepte d’une mathématique élémentaire). Pour Tolstoï, la guerre est une confusion : une quantité infinie d’évènements infiniment petits relevant du calcul infinitésimal ; dès lors, il s’agit d’intégrer toutes les différentielles, d’en faire la somme, mais chaque différentielle a la même valeur (le moral des troupes a même valeur que l’ordre d’un général, qui peut être plus ou moins suivi d’effets en fonction d’autres différentielles de valeur toujours égale).
A l’opposé, pour Clausewitz cette quantité de différentielles est réductible à quelques évènements singuliers de grande envergure - ce qui implique les notions de « génie » et de « projet stratégique ». Grâce à son plan/projet, le chef domine le temps présent, gère l’imprévu, etc. Le chef est un politique, un être supérieur et libre qui voit loin. Sa compréhension générale ramène les différentielles à une estimation mathématique élémentaire.
Tout en s’attachant à une problématique propre - l’histoire et la guerre - Tolstoï, dont la valeur philosophique est ici indéniable, préfigure de façon frappante les analyses ultérieures de Bergson sur la distinction entre le temps des horloges (qui prend pour modèle l'espace) et la durée (La pensée et le mouvant). Tolstoï en effet n’admet pas que ces différentielles puissent dépendre d’un esprit humain qui en opèrerait la simplification par réduction. Comme Bergson, il voit bien qu’il existe une continuité absolue du mouvement, continuité non paramétrable objectivement, incompréhensible pour le raisonnement humain. Le stratège, obligé de fractionner de façon artificielle le temps, ne peut saisir ainsi le mouvement interne de la durée authentique. Il ne peut que s’en déconnecter - et donc se tromper.
Dès lors, de façon très fine, Tolstoï critique aussi bien la logique prospective du stratège (les plans du chef) que la logique rétrospective de l’historien, et donc celle de Hegel. La guerre, nous dit-il, une bataille, n’est jamais qu’une confusion où les mouvements de masse des hommes obéissent à des lois indéterminées. Un certain fatalisme régit ces mouvements - et la philosophie de l'écrivain. Paradoxalement, les grandes décisions émergent « après », du chaos des évènements qu’elles n’ont jamais déterminé. Ce n’est jamais qu’une illusion rétrospective qui nous amène à penser l’ordre du chef ou la décision stratégique comme décisif dans ce qui est advenu – cet acte du chef n’étant que l’expression du mouvement du peuple. C’est en fonction de ce qui est advenu - et donc après coup - que l’on isolera rétrospectivement et arbitrairement l'une des différentielles - un ordre, un acte -, qui deviendra alors, dans notre esprit, décisif comme principe de ce qui est advenu. Cet acte n’est en fait qu’une différentielle parmi d’autres du mouvement général, et toute advenue d'une autre situation aurait isolé une autre différentielle, de façon tout aussi illusoire.
Dans des lignes admirables de la fin du T II de Guerre et paix, Tolstoï oppose ainsi Napoléon et Koutouzov en 1812. Napoléon, le grand stratège, ne commet pas d’erreur, et ses plans sont tout aussi bons qu’en 1806 et dans les batailles précédentes. Koutouzov, lui, est critiqué par ses officiers et le Tzar. Il refuse les actions militaires spectaculaires qui pourraient procurer la gloire aux officiers. Mais, il est proche de ses hommes et de l’esprit de son peuple. Sans réelle stratégie rationnelle, il perçoit intuitivement la situation (de même que, chez Bergson, la durée, fait l'objet d'une saisie intuitive, contrairement au temps des horloges). En empathie avec ses hommes, il est ainsi sensible à leurs mouvements infinitésimaux, tout comme à ceux de l’ennemi. Il perçoit intuitivement la logique de la somme de mouvements infinitésimaux qui conduisent très progressivement les français à la retraite, et à la défaite. C’est ainsi que, sans coup d’éclat, il raccompagne dans l’hiver russe la Grande armée de Moscou jusqu’à la frontière, préfigurant la chute de l’Empereur.
De la première à la seconde vie
Tolstoï avait lui-même connu le feu durant la guerre de Crimée contre la Turquie. La chute de Sébastopol en 1855 le dégoûte définitivement du métier de soldat. Parmi bien d'autres personnages, Guerre et paix met en scène des jeunes gens brillants qui brûlent plus ou moins leur jeunesse dans d'interminables fêtes Saint Pétersbourgeoises. Comme tout bon aristocrate russe, lorsque l'heure est venue ils s'engagent avec un certain enthousiasme et un sens du devoir certain pour la défense de la patrie en danger. Mais, leur expérience du feu est à la source d'une révélation très éloignée de celle de l'héroïsme. Au cœur de l'horreur, cette expérience débouche sur une sorte d’éclair de lucidité où se révèle un sentiment profond d’humanité.
Ainsi, chez le Prince André Bolkonski, le contraste entre la beauté fugitive, celle de l’innocence d’un oiseau posé sur un brin d’herbe, et un obus qui vient fracasser cette scène, confère à la vie sa valeur et sa pleine signification. Chez le Comte Pierre Betzoukov, prisonnier des français lors de la retraite de Russie, une révélation se produit, un regard nouveau empreint d’amour de la terre, de la sainteté du petit peuple russe (incarné par le généreux Platon Karataïev, compagnon d'infortune de Pierre), et une pleine reconnaissance de la valeur des choses simples de la vie. Blessé, étendu sur le champ de bataille, André réalise qu'il voit réellement pour la première fois le mouvement des nuages et les êtres les plus humbles autour de lui ; ce sentiment d'appartenance à la vie universelle du cosmos devient une expérience fondatrice qui lui servira désormais de guide.
Autrement dit, "l'expérience-source d'évolution existentielle" que j'évoquais dans l'article précédent se manifeste ici sous des formes bien différentes de celles décrites par Hegel - et elle met surtout en jeu la puissance du pardon, avec la paix comme horizon.
Cependant, la critique de la guerre se prolonge chez Tolstoï en une critique radicale des idoles – Église, État, culture – qui façonnent la civilisation occidentale. On retrouve ainsi le vieux fond de méfiance, commun à Tolstoï et Dostoïevski, envers cette civilisation susceptible de conduire à la perte des valeurs simples et essentielles.
Pour Tolstoï, l’homme ne peut à la fois être bon et civilisé, pacifique et cultivé. Sur le plan personnel, c’est une très profonde dépression qui conduit le comte Tolstoï, écrivain pourtant unanimement aimé, reconnu et riche, au bord du suicide. Son Salut, il le trouvera grâce à une conversion spirituelle où il adoptera la religiosité simple du petit peuple. Cette régénération, qui constitue une toile de fond romanesque des grands écrivains russes, il la décrit dans « Que dois-je faire ? » : l’écrivain prône un retour à une vie simple, auprès de son poêle, avec son matériel d’écriture, faite essentiellement de non-violence et d'attention aux vies les plus humbles (Zweig contestera cette posture radicale consistant à rejeter toute la culture européenne; mais force est de constater que Zweig, lui, finira par se suicider en 1942).
Grand admirateur de l’écrivain russe, Gandhi saura retenir la leçon, et dans son sillage M.L. King et Mandela, ces apôtres de la paix qui se seront efforcés de lutter pour l'émancipation et l'indépendance de façon non violente.
Le sixième et dernier article conclusif reviendra sur ce parcours et ouvrira sur la question de la guerre dans notre post modernité