« Amors par force vos demeine ! »
Tristan et Yseut (Beroul)
Le manuscrit de La Chair du monde ; Essai sur le lien à l'ère de l'(hyper)individualisme est en train de circuler chez divers éditeur, et de ce point de vue je ne maîtrise plus vraiment son destin.
Je publie cependant ici dans cet article de blog l'introduction de son dixième et dernier long chapitre, "Aimer", où il s'agit d'une enquête sur l'essence de l'amour, au-delà de l'amour-passion, et donc d'une forme d'amour comprise comme une expérience existentielle fondamentale.
"Clôturer un livre par un dernier chapitre sur l’amour revient implicitement à considérer qu’il s’agit là d’un achèvement, voire d’un couronnement, l’expérience suprême de l’existence humaine quoi qu’il en soit. Cette idée tend à s’imposer intuitivement ; et ce sentiment a donné lieu à des expressions artistiques, à des chansons inoubliables du patrimoine français – Edith Piaf, Jacques Brel (Quand on n’a que l’amour) et bien d’autres – dont la teneur émotionnelle serait censée attester la puissance de vérité.
De fait, nous sommes tous plus ou moins sensibles aux dimensions sentimentales et lyriques de l’amour - sublimées par les artistes. Pourtant l’éminence de l’amour pour l’expérience humaine, surtout sous sa forme passionnelle, ne va pas de soi - de même d’ailleurs que la tendance très répandue, mais plutôt étrange au regard de l’expérience, à tenir à son égard un discours uniquement louangeur.
Pour clarifier notre propos, il est moins question dans cet Essai de récuser l’idée que l’amour est important que de montrer que, d’une part, loin d’être uniquement une source de joie, l’amour sous sa forme passionnelle est traversé en grande partie par la souffrance – comme l’indique d’ailleurs en lui-même le vocable de la passion. En outre, il s’agit aussi de retracer la genèse de ce sentiment, de cette conception de l’amour-passion. Ni naturelle, ni éternelle, contrairement à une intuition commune cette conception de l’amour qui imprègne nos représentations est formée/informée par une langue, une littérature, des mouvements religieux et une histoire singulières - bref par des déterminations culturelles propres à une aire géographique et une période données. C’est pourquoi il convient de retrouver les conditions de son avènement, et d’expliciter plus particulièrement les circonstances de sa naissance.
Loin d’être un évènement ponctuel sans conséquences, l’avènement de la Courtoisie et la conception de l’amour qui en découle irrigue par vagues successives, non seulement la littérature occidentale – ainsi que notre théâtre et notre cinéma - mais aussi, nonobstant des remaniements liés à toutes sortes d’évolutions sociologiques, religieuses et morales, l’approche commune et spontanée de l’amour en Occident jusqu’à nos jours.
Dans la Tradition occidentale l’amour-passion a souvent pour corolaire toutes sortes d’obstacles, de souffrances, et en ce sens on peut dire qu’il a pour horizon la mort des amants. Certes, cela n’est pas agréable à admettre, mais même si nous préférons généralement nous réfugier derrière le mythe plutôt que de le reconnaître pleinement, n’est-ce pas en grande partie ce lien entre amour, épreuves et mort qui confère son intensité à cette expérience ? Mais l’amour-passion est-il la seule conception possible de l’amour ? Peut-on dépasser cette approche à la fois littéraire, romantique et commune, et se mettre en quête de l’essence d’un amour plus authentique ?
Sans doute convient-il pour cela de distinguer et de faire jouer différentes acceptions de l’amour, ce terme générique en recouvrant des très différentes. Peut-être faut-il procéder à une opération de distillation de la matière amoureuse en quelque sorte, afin d’en extraire la substance et d’en faire apparaître des significations plus essentielles.
Peut-on trouver une définition de l’amour telle qu’on puisse affirmer clairement sa valeur existentielle ? En quel sens et jusqu’à quel point l’amour peut-il constituer une expérience authentique et fondamentale de l’existence humaine ?..."