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Le 20/04/2004, lors de la conférence annuelle d’Alcooliques anonymes France, j’ai été élu par cette association comme l’un de ses administrateurs de classe A (non alcoolique). Compte tenu du sérieux de cette association, j'en suis honoré, mais le moins que l’on puisse dire c’est que le résultat de cette élection ne fut pas unanime, et que je suis passé de justesse – ce qui n’est manifestement pas habituel : d’une part, un malentendu a voulu que je prévoie une allocution (voir le texte ci-après) alors que l’on attendait de moi une simple présentation. D’autre part, ma prestation a sûrement souffert du fait que je ne me suis pas senti particulièrement à l’aise avec la rigueur et la complexité des procédures de la conférence que j’ai vécues comme plutôt étouffantes - ce qui est un peu paradoxal compte tenu du formidable potentiel démocratique de l'organisation AA (mais ce malaise est peut-être dû au contraste avec les quelques semaines de pèlerinage sur les chemins de Compostelle, synonyme de grands espaces et de liberté, d'où je revenais tout juste).
Au-delà de mon cas personnel, la question de l'alternative entre la lettre et l'esprit, la tension entre le repli et l'ouverture, ce que j'ai appelé « le clos et l’ouvert » au chapitre VI (Spiritualité et dogmatisme, p. 137) de mon livre Les Groupes d'entraide, m’est apparue très pregnante dans l’ensemble des commissions de cette conférence.
D'une façon générale, je peux comprendre la rigueur des "gardiens du temple" dans la mesure où c’est sans doute cette extraordinaire organisation qui rend à la fois l’association pérenne et qui fournit un support de recouvrance individuelle pour chacun de ses membres. Je n’ai donc rien à redire concernant ce système, sauf qu’il me faudra vérifier avec l’expérience si, compte tenu de mon itinéraire personnel, cet engagement n’arrive pas trop tard pour moi, tout simplement. Quant aux péripéties de cette élection, j’en prends acte. Pour être clair sur mon positionnement, il ne s'agit certes pas de contester principes et traditions, mais un engagement n'a de sens pour moi qu'à se tenir sur la ligne de crête où il est possible de les penser, de les interroger, d'en extraire la substance, d'en découvrir de nouvelles sources de sens, de les faire jouer tout en se les appropriant de façon plus authentique, ici et maintenant. A cet égard, c'est plutôt ainsi, de cette manière vivante et dialectique, qu'il convient d'aborder également la question de l'ouverture et du repli à mon sens, un philosophe de formation ne pouvant, quoi qu'il en soit, abdiquer pensée et esprit critique pour adopter une sorte de "prêt à penser".
Plus généralement, je me dis que cette étrange élection constitue un démarrage original dont il faudra voir ce qu'il contient en germe et ce qu’il est susceptible de générer. Une dernière chose m’a frappé, qui illustre cette fois la beauté des groupes et de la puissance supérieure : le cas de cette jeune femme, l'une des animatrices de la conférence, connue auparavant dans son petit village comme une alcoolique invétérée. Ce dimanche après-midi, elle dut quitter la conférence avant son terme, car depuis sa recouvrance avec le support de AA les habitants de ce village l’ont élue maire, et elle était donc attendue pour le dépouillement du 1er tour du scrutin présidentiel !!
Voici donc le texte de mon allocution :
« Il est parfois délicat de débuter ce genre d’allocutions car il faut trouver un équilibre entre lieu commun et originalité, entre consensus et singularité, entre discours accessible et discours élaboré, entre pathos et rationalité. Mais en fait, sans que j’aie eu à chercher plus loin, c’est le BSG lui-même qui m’a fourni une entrée originale pour ce discours. En effet, m’allouer quatre minutes pour cette allocution constitue un signe pour moi. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Ce n’est évidemment pas le chiffre en lui-même qui est ici significatif, mais sa concision et sa redoutable précision : quatre minutes, entre 14H56 et 15H !! Je ne crois pas que l’on puisse trouver une demande d’une telle précision ailleurs que chez AA !! D’une part, cette précision a un aspect cocasse, bien sûr, avec son côté un peu obsessionnel. En outre, construire sérieusement un discours de ce format précis constitue une véritable gageure. Mais, surtout, ce qui m’a tout de suite frappé – et là je viens à quelque chose de plus important à mon sens – c’est le caractère extrêmement ritualisé de cette exigence.
Je viendrai à la question de l’alcoolisme ensuite, mais disons tout d’abord que cet aspect ritualisé renvoie pour moi à trois choses – interdépendantes, bien sûr - qui me touchent et m’intéressent chez AA : d’une part, la dimension de laboratoire social des fraternités, d’autre part la dimension spirituelle, enfin la dimension éducative.
De même qu’il est désormais reconnu historiquement qu’avant même les mouvements révolutionnaires, les monastères du Moyen Age ont constitué des laboratoires sociaux au sens où ils ont été à la source d’innovations démocratiques très significatives, je crois que le fonctionnement, l’éthique et les traditions des fraternités représentent aujourd’hui un potentiel de régénération sociale très intéressant, surtout dans cette période de crise où notre modèle individualiste de société montre ses limites. Dans ce contexte, l’alternative du modèle des fraternités est pour moi passionnant à connaître et à expérimenter in vivo, au-delà des réunions elles-mêmes. Compte tenu de la précision des procédures AA, j’ai d’ailleurs certainement beaucoup de choses à apprendre avant d’espérer être utile en quelque manière.
Quant à la dimension spirituelle de AA, son efficacité, sa profondeur et sa concrétude, si j’ose dire, ne sont plus à démontrer à mon sens, (même si cette dimension est peu connue et reconnue en France) ; la dimension spirituelle des groupes n’est plus à démontrer depuis la révolution intérieure bien connue de Bill lui-même jusqu’aux conversions contemporaines que chacun connaît par des témoignages dans les groupes tous les jours.
Enfin, dans cet ordre d’idée, j’apprécie aussi la dimension éducative du programme et des groupes, avec ces gens qui, après avoir « touché le fond », refont ensuite leur vie en faisant preuve de qualités morales extraordinaires concernant le rapport à l’autre, la sollicitude, le travail sur soi pour remédier à certains défauts de caractères, le courage que cela suppose, etc.
Pour ce qui me concerne, je dois dire que ces trois raisons suffiraient à justifier que je désire me rapprocher des fraternités. Mais, en outre, et c’est sans doute l’essentiel pour toutes les personnes qui souffrent de l’alcool, il se trouve que cette démarche à la fois spirituelle, sociale et morale est initialement formalisée de telle sorte qu’elle est d’abord une démarche thérapeutique. La conversion au cours de laquelle l’alcoolique abandonne la lutte et son orgueil, où il reconnaît son impuissance pour s’en remettre à quelque chose qui le dépasse et dont il est pourtant au principe – à la puissance supérieure et à la confiance du groupe, donc -, cette conversion est aussi un chemin de recouvrance éprouvé qui débouche sur une vie nouvelle faite de sobriété. Ce serait la 4ème dimension des groupes, que j’appellerais volontiers « pragmatique ».
Dans les milieux du soin des addictions, ce n’est un secret pour personne que j’ai toujours soutenu la démarche des groupes, que j’ai écrit sur eux, que je me suis efforcé de faire en sorte que leur valeur à la fois sociale et thérapeutique soit reconnue. Je dois dire que je suis assez satisfait professionnellement à cet égard, car, après bien des années et bien des discours, le centre qui m’emploie est l’un des seuls à accueillir avec autant de bienveillance de nombreux membres des fraternités. Tout en conservant ma liberté critique vis-à-vis de certains aspects du programme ou des traditions AA – ou plutôt de la manière dont les préceptes sont interprétés -, et tout en développant mes propres ateliers socio-thérapeutiques basés sur d’autres présupposés philosophiques, je crois contribuer modestement à faire progresser tranquillement l’idée que les soins institutionnels ne sont pas incompatibles avec la philosophie des fraternités.
Ce point de vue bienveillant à l’égard des fraternités est le mien depuis très longtemps, et, en bref, je me considère comme un « compagnon de route » (comme on appelait autrefois les amis non encartés du parti communiste) assez libre de sa parole. Pour toutes ces raisons, ma présence parmi vous s’inscrit dans une certaine logique consistant à poursuivre un dialogue, qui, je le crois, peut s’avérer riche d’enseignement pour moi, pour les membres du BSG, pour ceux des fraternités, pour les intervenants du secteur des addictions ou plus largement le grand public. Je serais donc content de pouvoir m’inscrire dans la mouvance de cette organisation et apporter mon modeste concours à cette tradition.
Je vous remercie donc d’avance de m’accorder votre confiance, de bien vouloir m’accueillir en tant qu’administrateur AA de classe A, et je vous remercie aussi pour votre écoute. »