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19 mars 2022 6 19 /03 /mars /2022 18:05

Mes derniers cours consistant à se servir de la grille de lecture des sciences sociales pour étudier le conspirationnisme ont suscité beaucoup d'intérêt dans les universités normandes où j'enseigne. Mais ce cours est dense, et il fait appel à beaucoup de concepts féconds, et plusieurs personnes réclament un écrit afin de prolonger la réflexion et de mettre de l'ordre dans leur pensée.

C'est pourquoi j'ai jugé intéressant de rédiger cet article de blog qui reprend l'essentiel du propos. J'essaie d'aller à l'essentiel, et c'est pourquoi je privilégie la forme de mon diaporama, au détriment d'une forme littéraire.

 

 

DISTINCTIONS/DEFINITIONS

Il s'agit globalement non de juger ou de déprécier, mais de comprendre. "Ni rire, ni pleurer, ni détester, mais comprendre", disait Spinoza. Complots, fake news, rumeurs, ré information, c'est d'un continuum dont il est question ici.

On peut commencer par un travail de distinction et de définition. Il y a d'abord très peu de différence entre "complot" et "conspiration". La distinction importante se situe ailleurs : entre complot réel et théorie du complot. Il serait absurde de nier l'existence de complots - les attentats des années 70 en Italie organisés par les services secrets et la loge P2 pour discréditer l'extrême-gauche, les soi-disant armes de destruction massive en Irak servant de prétexte à l'invasion américaine de l'Irak, le programme PIMS de surveillance de la NSA, révélé par E. Snowden. Il convient de remarquer que dans ces trois cas les choses ne restent pas à l'état de rumeurs : elles sont jugées, avérées, révélées, etc. Critiquer les théories du complot comme manipulations cachées ne revient pas à réfuter l'existence de complots. Il s'agit par contre de remettre en cause l’hypothèse irréaliste selon laquelle une manipulation cachée constituerait le facteur principal d’explication d’un évènement. Il convient donc de distinguer la théorie du complot en tant que vision systématique et paranoïaque centrée sur le rôle de la manipulation - cachée par les puissants - dans le cours de l’histoire, et d'autre part le complot en tant que forme sociale observable, intégrable dans une logique d’explication sociologique pluridimensionnelle.

 

 

Exemple de tendance à la théorie du complot : M. Onfray affirme que certaines personnes auraient trafiqué les résultats de la primaire du PS en 2017 pour faire gagner Hamon. Il se serait agit de faire ensuite gagner Macron à la présidentielle, Hamon étant jugé trop à gauche pour l’emporter. Cette théorie qui n’est appuyée par aucune contestation ni aucun recours, n’a aucune donnée observationnelle en sa faveur, mais le goût ensorcelant du « politiquement incorrect ». Elle repose sur le fameux « A qui profite le crime ? » ou le « Comme par hasard ». On peut aussi parler d'une hypostasie du “système”, lequel serait ainsi parvenu à persévérer dans son être.

Il faut donc distinguer entre une hyper critique systématique des institutions, mais sans horizon et souvent fondée sur le ressentiment ou sur la haine, et d'autre part une critique des institutions fondée sur la recherche d’une émancipation sociale.

En effet, le danger de la critique du complotisme, c’est de considérer toute critique des institution sous cet angle, et donc de se priver à la source de cette possibilité critique. C’est alors qu’il convient de faire ce travail de distinction : on a d’un côté une hyper critique systématique des institutions, mais sans horizon et fondée sur le ressentiment ou sur la haine dont voici un exemple, répugnant s’il en est : commentant l’assassinat d’un professeur et de trois enfants dans l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse par Mohamed Merah le 19 mars 2012, Soral affirme qu’il s’agit « d’une opération conjointe franco-israélienne, dans le but de diaboliser les musulmans. C’est la version française, petit budget, des attentats du 11 septembre ! »

D’autre part, il est bien sûr possible d’envisager une critique des institutions fondée sur la recherche d’une émancipation sociale - ce que nous verrons en fin de texte.

 

 

 

RESSOURCES PHILOSOPHIQUES

Les théories du complot fonctionnent sur le modèle d’un doute hyperbolique, qui est un moteur rhétorique et sémantique, une boite de Pandore de sous-entendus, une soupçonnite aiguë.

Disons d'abord que les philosophes postmodernes ont une certaine responsabilité dans la situation : s'inscrivant dans le sillage nietzschéen qui considérait qu'il n'y avait pas de faits, mais seulement des interprétations, de Heidegger à Derrida en passant par Foucault, Deleuze et d'autres, la vérité est devenu au mieux quelque chose de superfétatoire. Il y a bien sûr un contexte et un niveau d'interprétation de ces déclarations, il n'en reste pas moins que ces prises de position posent aujourd'hui un problème.

Le doute existe bien dans la constitution philosophique de la raison critique. Chez Descartes dans Les Méditations, il s’agit de se débarrasser des d’idées fausses pour aboutir à une certitude subjective, puis objective. Les conspirationnistes seraient-ils cartésiens - voire platoniciens quand ils nous reprochent de nous en tenir aux apparences?

En fait, Descartes lui-même dénonce l’attitude sceptique consistant à douter pour douter, dans une relance perpétuelle. Quand le doute devient sa propre fin, et non plus un moyen en vue d’une fin, il est particulièrement stérile, et relève surtout de la pathologie. Logiquement, celui qui voudrait douter de tout n’arriverait jamais au doute : il faudrait douter du mot doute lui-même. Mais selon la logique complotiste du doute hyperbolique, chaque détail d’un évènement va être interprété de façon paranoïaque comme un élément allant dans le sens de la croyance, et ceci dans une relance sans fin.

Il est vrai qu’il n’est pas absolument irrationnel de douter de tout. Prenons quelques exemples célèbres dans les théories du complot. Il est vrai qu’il n’est pas rationnel d’affirmer absolument l’impossibilité du non alunissage d’Appolo 11, L’impossibilité d’un complot concernant le 11 septembre, l'impossibilité d'un complot des laboratoires qui seraient à la source des « chem trails », ou encore l'absurdité d'une diffusion des vaccins par une “élite, dans le but d'anéantir une partie de l’humanité. Il n’est tout simplement pas possible de raisonner logiquement en termes d’absolu à cet égard, et il restera toujours une infime possibilité que ce soit vrai. Mais on peut raisonner en termes statistiques : dans tous ces cas l’existence d’un complot supposerait la complicité (et la non trahison du secret) d’une multitude d’acteurs. Est-il raisonnable de penser qu’aucun des membres impliqués dans le complot n’ait jamais trahi le secret. Avec une équation (que l’on retrouve sur Wikipédia) le mathématicien David Grimes montre bien que plus il y a de personnes impliquées dans un complot, moins longtemps il a de chances de rester secret – on va confier ce secret à un proche ou au moment de sa mort, en confession, etc. Autrement dit la possibilité statistique du complot devient tellement infime qu’elle revient à une quasi-certitude que seuls des acharnés peuvent contester.

 

 

 

Au-delà de ces aspects rationnels et spéculatifs, la philosophie peut nous aider à comprendre, en passant par Nietzsche par exemple, qu’il s’agit là de puissance vitale, ou encore de niveau d’énergie. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est illusoire de penser que l’argumentation rationnelle peut fonctionner envers les tenants de ces théories. Je suis pour ma part convaincu que cette tendance est liée au fait que nous sommes clairement entrés dans l’ère du ressentiment, qui ne peut que générer ce type de pensées mortifères. Comme l’écrit Cynthia Fleury, « Le terme clé pour comprendre la dynamique du ressentiment est la rumination, quelque chose qui se mâche et se remâche, avec d’ailleurs l’amertume caractéristique d’un aliment fatigué par la mastication. »

 

 

LES SOURCES SOCIOLOGIQUES DU PHENOMENE

On peut très bien rendre compte originellement de la montée du complotisme par ce que Tocqueville appelle la démocratisation, ou égalisation progressive des conditions, ce mouvement inéluctable qui est le sens et le moteur de l’histoire. La « passion pour l’égalité » est un mouvement providentiel continu (qui a certes des moments d’accélération dans l’histoire – La Révolution française) qui n’a ni fin ni limites. Ce mouvement entraîne un nivellement des strates sociales, contemporain lui-même d’une atomisation des individus. Comme l’écrit Tocqueville, « L’aristocratie avait construit une longue chaîne du paysan au Roi, la démocratie brise la chaîne et met chaque maillon à part »

Or, il est apparu que ce mouvement est exponentiel et que nous sommes désormais dans l’ère de l’hyper individualisme. Dans te telles conditions, qui peut faire encore autorité ? Ce sont toutes les structures verticales qui sont touchées, et cela ouvre à l’incertitude. Jadis le sens était tout trouvé : il avait pour nom(s) Dieu, Salut, Providence ou, pour les plus savants, Théodicée. Après la Grande Guerre, tout cela s’effondre, et le récit communiste fournit ensuite sens et horizon – celui de l’émancipation de tous les hommes. L’effondrement du bloc communiste nous prive de récit, et de dernier horizon de sens commun. Depuis 1848, le conflit social s’était organisé entre deux pôles : d’un côté, le récit catholique et bourgeois avec son organisation, sa structure, sa culture, son histoire, ses élites, etc. ; de l’autre le récit populaire, du parti communiste, avec sa culture, sa structure, son histoire, ses élites (intellectuels). Tout cela s’est effondré avec la chute du mur. Le complotisme peut être considéré comme un pauvre avatar de cette quête de sens dans le contexte hyper individualiste.

 

 

 

Aujourd’hui, on peut parler d’une disparition progressive des corps intermédiaires, et donc d’un amenuisement des possibilités d’expression collective de la révolte. Nous assistons à la fin de la culture de la déférence : les catégories populaires reprennent leur voix et ne s’en remettent plus au parti, au syndicat, etc. La condition pour être « communicant » Gilet Jaune était de ne jamais avoir été syndiqué ou membre d’un parti. Alors que la régulation du conflit depuis 1945 passait par une forme de sociale démocratie (importance des partis, syndicats, etc.), les gilets jaunes révèlent la fin de cette sociale démocratie à la française.

Mais que se passe t-il lorsque syndicats et partis de gauche sont discrédités ? On assiste à un défaut d’orientation et à une fragmentation des colères. La nature ayant horreur du vide, on peut dire que la disparition de la grande banque de la colère qu’était le parti communiste – qui faisait fructifier les colères individuelles avec un horizon émancipateur – fait apparaître de nouveaux gestionnaires de la colère assez douteux, relayés par le développement du net, et son anonymat

Nous oublions plus facilement nos fautes quand elles ne sont connues que de nous-mêmes” La Rochefoucault.

De ce point de vue le journal, la radio, peuvent nous tromper, mais ils nous confrontent à des évènements communs que nous ne choisissons pas, là où le net nous confronte à des info et points de vue présélectionnés en fonction d’algorithmes. Cette situation entraîne une polarisation dans l’espace public de communautés soudées autour de leurs vérités propres, et des cascades informationnelles qui durcissent et radicalisent les positions antagonistes.

 

 

 

RESSOURCES ANTHROPOLOGIQUES

Le complotisme n’a pas attendu la modernité. La logique de bouc-émissarisation liée à la rumeur non plus. Comme le montre René Girard (cf., sur ce blog, Penser la violence de Pascal Coulon) dans toutes les communautés humaines, il s’est souvent agi de transformer la violence de tous contre tous, ou le malaise généralisé, en une violence du tous contre un. Assigner la responsabilité de l’évènement à un individu (une communauté) est rassurant. Eliminer l’individu (sorcière, juif, etc.) permettrait d’éliminer l’évènements lui-même.

 

 

 

 

 

RESSOURCES HISTORIQUES

Le complotisme prend des formes spécifiques en Amérique, et cela est bien décrit dans le livre des années 60 Le Style paranoïaque (lu par De Lillo, Roth, Pynchon…). L’auteur fait état de la perception américaine (blanche) du monde caractérisée par une frustration devant certaines évolutions démocratiques. Perte de statut, peur du changement, sentiment que le monde se défait, en tout cas la véritable Amérique - celle des pionniers, une Amérique morale, protestante, blanche, évangélique. Cette nouvelle société libérale, mobile où les traditions se défont à cause de l’évolution des mœurs, des progrès de la science, et de l’immigration, est source de peurs et de fantasmes.

Tout cela va entrainer un nouveau rapport au monde, à la réalité des faits, et plus loin à la verité.

 

 

 

LA POST VERITE

« Moment où les faits objectifs ont moins de pouvoir pour modeler l’opinion que les appels à l’émotion et aux croyances personnelles » (Oxford Dictionary)

Le 11/09 peut être considéré comme un moment déclencheur du complotisme contemporains, un paradigme, un symbole et un condensé de tout un ensemble d’évènements qui s’étalonnent sur lui, et surtout des réactions que cet évènements déclenche, des croyances, etc. On peut dire aussi que le mouvement par lequel on va progressivement se désintéresser de la vérité prend à ce moment son véritable essor. Aujourd’hui, on est passé du stade amateur et farfelu à une véritable industrie professionnelle. On parle d’alternative facts, de sites de réinformation proposant une information plus vraie que celle provenant des médias officiels. Il existe même des lobbies finançant la construction de fausses théories (tabac…), des think tanks producteurs de savoirs ayant pour fonction de relativiser les savoirs réellement sourcés, et de noyer ces derniers dans un flot d’autres informations.

Au-delà des cas particuliers et régionaux, il est bien possible que la maladie soit plus profonde, bien ancrée en nous-mêmes: « L’inquiétude suscitée par la séduction croissante qu’opèrent les discours complotistes sur l’opinion tend à nous aveugler sur l’étendue du problème, en faisant passer pour un fléau à combattre ce qui n’est que le stade terminal d’une maladie bien plus endémique. Le mal du siècle c’est la dissolution programmée de notre lien avec la réalité […] A force de s’arranger avec les faits, de mettre sur un pied d’égalité les savoirs sourcés et les opinions péremptoires à l’occasion de mascarades de débats où le plus fort en gueule l’emporte systématiquement sur l’esprit avisé, on fabrique un monde où la vérité elle-même devient affaire de point de vue, et mensonge le nom de ce qui contrarie mon intime conviction. » (Marylin Maeso)

 

 

 

LA DISPARITION DES CATEGORIES VRAI/FAUX

On voit bien ce qui se passe en histoire. Ce n’est plus une vérité historique qui est recherchée, selon une méthodologie qui tend à se rapprocher asymptotiquement de la vérité objective des sciences dures (en confrontant les sources, les témoignages, etc.) et une éthique qui caractérise ce champ. C’est le patriotisme  qui compte aujourd'hui, qui serait au-dessus de tout. Un bon patriote serait quelqu’un capable de voir son pays comme il devrait être, quitte à faire passer la légende pour la réalité. Il faut mettre sous le tapis des choses qui ternissent l’image du pays (les crimes du goulag, la France de Vichy, la colonisation, l’esclavage des noirs, etc.), car c’est cette image qui est le plus important. Dès lors, chacun fait son histoire à la carte, en fonction de son agenda, l’important n’est plus le vrai et le faux. Dans les années 30 Valéry écrivait : « L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout ». Ou encore : L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré ». Propos peut-être radicaux, mais on voit bien de fait que l’histoire amène  à s’enflammer, ou à se victimiser, ou à constituer son pays comme un idéal, ou encore à se tourner de façon mortifère et nostalgique vers des origines fantasmées.

 

 

ETHIQUE ET HYGIENE DE LA PENSEE

Penser réellement, c’est penser contre soi-même, c’est-à-dire identifier les mécanismes affectifs qui biaisent ma pensée. On n'est pas obligés de penser bien sûr, on peut faire aussi de la politique, chercher à imposer son opinion. Mais si l’on veut s’exercer à une véritable pensée libre, c’est un travail d’hygiène intellectuelle indispensable, surtout dans notre société des réseaux où nous sommes en permanence abreuvés de messages de toute nature qui peuvent aller dans le sens de notre pensée naturellement paresseuse.

Comment supporter le réel insensé ? Nous sommes tous travaillés par un invincible besoin d’assigner un sens aux évènements, et nous succombons donc à une obsession de la causalité intentionnelle et de la cohérence. Dans le contexte actuel d’effondrement des certitudes et du sens une causalité unique fournit un sentiment confortable de surplus de sens. La « catastrophe » (Grand remplacement) ne peut arriver par hasard, le déclin ne peut qu’être organisé par une force occulte - Illuminatis, Francs-maçons, groupe Bilderberg, juifs, pédophiles, la gauche, etc.

Le problème est que nous sommes dans l’ordre de la croyance, et qu’un système immunitaire intellectuel protège une croyance bien ancrée, d'autant plus qu'elle fait partie de mon identité. Je vais donc chercher ce qui peut l’alimenter. Or, dans toute la masse de données des réseaux je vais immanquablement trouver ce qui va dans mon sens, et ceci d’autant plus que plus la croyance est ancrée, plus l’acceptation de sa fausseté entraîne un coût narcissique élevé. Du fait de ce statut de croyance fondamentale liée à son identité, il est quasiment impossible d’argumenter rationnellement avec le complotiste. Si je réfute l’idée de complot, pour le conspirationniste convaincu, je suis : a) complice, ou b) naïf. De plus, on sait maintenant que démentir la rumeur contribue à 30/cent à son expansion !!

Mais, y compris en termes logiques, les thèses complotistes sont, difficilement réfutables par l’argumentation rationnelle, dès lors qu’elles procèdent par l’inversion de la charge de la preuve : comme le dit Russel, « Si je raconte qu’une théière volante se balade entre la lune et Mars, je suis fondé à considérer ma thèse comme vraie tant qu’on ne m’aura pas démontré le contraire ».

La logique conspirationniste consiste en une construction personnelle fallacieuse de la réalité, en deux temps : 1 – J'antépose une vision, avant même d’être confronté au réel. Sur fond de ressentiment ou/et d’idéologie, j’aborde l’événement avec une conception préconçue. 2 – Je prélève dans ce réel tel ou tel exemple que j’appelle « preuve » de la thèse (vision) que j’ai choisie de soutenir.

Un autre mécanismes classique est celui de la confusion entre corrélation et causalité, avec l’argument classique du is fecit cui prodest (à qui profite le crime), prologue à toutes les théories conspirationnistes. Il y a par exemple une corrélation (temporelle), ou concomitance, entre l’attentat islamiste de Strasbourg et les manifestations des Gilets jaunes. Faut-il pour autant confondre corrélation et causalité ? Ce n’est pas parce que cet attentat profite au pouvoir en ce qu’il détourne l'attention de la colère des gilets jaunes, que le gouvernement en est l’organisateur ! Ce n’est pas parce que le crime profite à certains qu’ils en sont les producteurs.

 

 

 

QUELQUES BIAIS COGNITIFS

Tous sachants, tous journalistes !! Aujourd’hui n’importe quel internaute lambda peut contredire sur son terrain de connaissances un prix Nobel de sciences ! A cet égard quelques biais cognitifs auxquels nous sommes tous plus ou moins susceptibles de succomber sont identifies.

  • Ultracrépidarianisme (Sutor, ne supra crepidam, “cordonnier, pas plus haut que la chaussure”) : Donner son avis sur des sujets où on n’a pas de compétences. A chacun son métier et les vaches seront bien gardées.

 

Mais l’ultracrépidarianisme provient d’un autre phénomène : l'Effet Dunning Kruger : paradoxe : il faut être compétent pour comprendre qu’on est incompétent.

l'Ipsédixitisme (Ipse dixit, Il l’a dit lui-même) : Croire vraie une assertion non fondée parce qu’on l’a entendue dire par une personne en qui on a confiance. Ce n'est pas parce que nous avons confiance dans telle ou telle personne concernant des aspects moraux ou pratiques que nous devons avoir la même confiance concernant son jugement quant à des domaines réclamant des compétences scientifiques.

Le biais de confirmation : N’accréditer que les informations qui vont dans le sens de ce que je présume vrai, cette tendance humaine à sélectionner des informations qui confirment nos croyances. Nous accordons moins d’importance et de valeur aux informations qui remettent en cause nos croyances

 

 

 

BENEFICES DES THEORIES DU COMPLOT

L’incertitude, qui renvoie au fond tragique de l’existence, est très angoissante, elle réclame un sens et une cause. Les théories du complot : une projection d’angoisses refoulées. On fantasme des puissances obscures censées utiliser à leur profit l’autorité des institutions existantes.

Nous l’avons vu, l’idée de complot permet d’abord de donner du sens. En outre, pour le tenant de cette théorie elle est gratifiante : on peut parler d’un héroïsme du complotiste, qui se considère comme un affranchi. Il sait des choses que ne sait pas le troupeau. Il peut dès lors se prendre pour un résistant par rapport à la masse (Jean Moulin 2.0). Comme toute cette croyance devient une composante identitaire, il est très actif et convaincu - bruyant et visible sur le net. Dès lors il peut être séduisant et convaincant pour les indécis, et surtout pour des gens qui ont d’autres soucis et qui contrairement à lui ne mobilisent pas toutes leurs énergies sur ces thématiques. Le problème c’est que internet et le fonctionnement de ses algorithmes permet à des individus motivés d’accéder à une visibilité numérique qui excède de beaucoup leur représentativité. Cela rend possible la prévalence de certains discours extrêmes qui profitent des conditions numériques pour sortir de leur espace de radicalité et diffuser leurs argumentaires.

Un autre bénéfice, c’est que la dénonciation de l’ordre établi permet de se présenter avec les habits de l’anti autoritarisme, les apparences libertaires des mouvements contestataires de la jeunesse. Les coronaro-sceptiques peuvent ainsi passer pour les vrais défenseurs démocratiques d’une constitution violée par un gouvernement prétendument autoritaire (alors qu’il ne s’agit que d’intérêts personnels et d’égocentrisme, révélateurs d’une désintégration sociale systémique).

Enfin, dans nos sociétés modernes individualistes privées de rites de passages, les sectes fournissent des refuges à un moment de crise existentielle que nous traversons tous. Le guru de la secte, ou la chaleur du groupe, vient se nicher dans le creux de l’absence de rites. La communauté de croyance autour de ces théories permet à une communauté soudée contre l’adversité. Une pensée mythologique m’apporte du réconfort et du divertissement, sa fonction n’est pas de construire une réalité sociale, mais d’exprimer une identité et une appartenance à la tribu. On voit les terribles dégâts causés dans les familles par QUANON aux USA, par exemple. 15/100 des américains adhèrent à l’idée que les leviers du pouvoir sont contrôlés par une cabale d’adorateurs de Satan pédophiles.

 

 

LES VERITABLES DANGERS DU COMPLOTISME

Nous l’avons vu plus haut le premier danger pour la démocratie est celui d’une polarisation de la vie publique en deux camps vivant selon leur propre représentation du monde, et donc la rupture potentielle d’un espace de débat commun. Emergent ainsi des alter citoyens qui construisent leur représentation du monde en l’alimentant à des sources de « réinformation »

« Entre la disponibilité des fausses informations sur Internet et la polarisation des réseaux sociaux, c’est la possibilité même d’un espace épistémique et de débat commun qui est menacée, c’est-à-dire d’un monde où il est possible d’échanger, de se contredire, de réformer son jugement, un monde où les points de vue peuvent diverger mais demeurent toujours commensurables. Donald Trump, avec ses 89 millions de followers sur Twitter avant son éviction de ce réseau social, est devenu une figure emblématique de cette menace. Aux États-Unis, certains citoyens vivent dans la même société mais pas forcément dans le même monde. » (Gérald Bronner, Les Lumières à l’ère numérique)

Factuellement cette polarisation est à la source de violence potentielle (menaces et agressions de médecins, etc.). On sait bien historiquement que les massacres de masse ont toujours été précédés de propagande et de thèses conspirationnistes (en Allemagne, au Rwanda, aujourd’hui en Ukraine), et que donc le mécanisme de bouc-émissarisation est ici susceptible de jouer à plein.

A cet égard, les épidémies sont le lieu de tous les fantasmes, et de tous les dangers de violence et de bouc-émissarisation (juifs, sorcières, chinois, Bill Gates…)

« Si Internet et les réseaux sociaux autorisent l’accès à un volume jamais atteint de connaissances et d’information fiables, ils ont également ouvert la voie au partage d’une grande quantité de fausses informations, dont les conséquences restent rarement confinées aux réseaux sociaux. L’invasion du Capitole en 2021 aux États-Unis illustre de façon exemplaire combien les théories du complot, telles que celles qui ont abondamment circulé sur les réseaux sociaux des supporters de Donald Trump, peuvent catalyser la violence politique. La désinformation en ligne durant la période pandémique a exacerbé les peurs relatives aux vaccins conduisant parfois, en France, jusqu’au saccage de centres de vaccination. Toujours en France, un certain nombre d’actions criminelles ont été fomentées, et parfois même menées à bien, au nom de théories du complot diffusées sur Internet – on peut par exemple penser à l’enlèvement de la jeune Mia par des individus s’inspirant des thèses conspirationnistes de Rémy Daillet ou aux actions violentes, déjouées par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qu’avaient planifiées les membres d’une mouvance complotiste d’extrême droite à l’encontre du ministre de la santé, d’une loge maçonnique et de centres de vaccination » (Les Lumières à l’ère numérique)

« Les outils numériques décuplent les forces d’acteurs, notamment étatiques, qui cherchent à s’ingérer dans un processus électoral, manipuler l’opinion publique, tromper l’adversaire, discréditer les dissidents politiques, escroquer des victimes ou harceler des personnes vulnérables. Des services étatiques, des criminels ou de simples individus peuvent à moindre coût organiser une viralité artificielle de contenus, masquer leurs traces et leur identité, fabriquer de fausses images ou de fausses vidéos quasiment impossibles à distinguer des vraies dans le but de nuire, faire du profit, avancer leurs intérêts ou encore déstabiliser des sociétés démocratiques. » (Les Lumières à l’ère numérique). 

Une autre danger manifeste, et tristement actuel, lié aux outils numériques, se situe évidemment dans les ingérences étrangères. je développerai ce point dans l'article suivant qui concerne la guerre en Ukraine. voici cependant ce qu'en dit la commission mise en place par G. Bronner : 

« Les outils numériques décuplent les forces d’acteurs, notamment étatiques, qui cherchent à s’ingérer dans un processus électoral, manipuler l’opinion publique, tromper l’adversaire, discréditer les dissidents politiques, escroquer des victimes ou harceler des personnes vulnérables. Des services étatiques, des criminels ou de simples individus peuvent à moindre coût organiser une viralité artificielle de contenus, masquer leurs traces et leur identité, fabriquer de fausses images ou de fausses vidéos quasiment impossibles à distinguer des vraies dans le but de nuire, faire du profit, avancer leurs intérêts ou encore déstabiliser des sociétés démocratiques. » (Les Lumières à l’ère numérique).

 

 

Enfin, un autre phénomène s'est produit ces dernières années, que l'on peut appeler le confusionnisme. La disparition ou le recul des deux grands pôles de gauche - le communisme et la sociale démocratie -  a entraîné un brouillage idéologique. De plus en plus de mots, de formations discursives passent désormais de l'extrême droite à l'extrême gauche, sans réel discernement. L'idée par exemple que la victoire de Trump serait celle du peuple sur les élites. La foule n'est pas le peuple. La volonté du peuple est importante, mais, comme le dit Rousseau, elle peut errer - après tout les nazis sont arrivés au pouvoir de façon démocratique - et l'on a vu ce qu'il en était de l'envahissement du Capitole. Le peuple fantasmé par les conservateurs, homogénéisé culturellement et fixé sur un référent national n'est pas le peuple multiculturel en marche vers l'émancipation individuelle et collective. A cet égard, les attaques contre le conseil constitutionnel font partie de ces énoncés confusionnistes. Ou encore l'idée selon laquelle les ennemis des médias mainstream seraient mes amis, d'où qu'ils viennent, et que donc la critique conspirationniste des grands organes de presse suffirait à ce que l'on soit dans le vrai. De tels énoncés n'ont rien d'émancipateurs, et entraînent donc une véritable confusion.

 

 

 

Le conspirationnisme est un phénomène qui se situe au paroxysme de la défiance envers les institution. Comme idéologie dégradée, il prospère sur la défiance. Est-ce que des formes renforcées de démocratie participative contribueraient à améliorer la situation ?

Dans son ouvrage magistral, La Grande confusion, le sociologue Philippe Corcuff trace des perspectives émancipatrices permettant d'échapper à tous ces pièges (je ne peux entrer ici dans ces considérations qui dépasseraient le cadre de cet article). 

 

 

 

 

 

 

UNE ETHIQUE DU PENSEUR

Chacun d’entre nous a une responsabilité dans l’emploi de sa pensée, de son argumentation. L’utilisation d'arguments à tendance complotiste (sous-entendus, etc.) par des politiciens et des intellectuels est scandaleux et indigne. La fin ne justifie pas les moyens et le prix à payer est trop élevé éthiquement et intellectuellement, quelle que soit la justice (justesse) de la cause défendue. En dehors des considérations morales, ce comportement provoque un déficit d’intégrité qui dessert finalement la cause défendue. En termes politiques ce type d’arguments sert les pulsions de ressentiment, mais pas l’émancipation sociale. A cet égard, il doit être possible de lutter contre la « pensée unique », sans pour autant passer sous les fourches caudines du conspirationnisme et de ses thèses délirantes !! On peut adopter différentes positions politiques, même radicales, sans pour autant faire droit à ces théories. Il ne faut pas se laisser enfermer dans le piège de l’alternative absurde : complotiste=résistant versus rationnel=pensée unique.

Je défends personnellement cette hygiène de pensée consistant à identifier les biais cognitifs

Au cas par cas, c’est à chacun d’entre nous de s’obliger à :

  • Avoir suffisamment d’hygiène intellectuelle
  • Mobiliser les ressources critiques contre le “lazy thinking”
  • Ne pas céder à la tentation de toujours suivre les argumentations qui vont uniquement dans le sens que nous privilégions
  • Se méfier des pensées globalisantes, homogénéisantes, essentialisantes et manichéennes
  • Chercher, étudier, connaître
  • Etre attentif à certains mots
  • Avoir la volonté de s’informer et d’acquérir des connaissances
  • Prendre le temps de réfléchir à l’information, de manière autonome et le plus impartialement possible
  • Réfléchir avec curiosité et ouverture d’esprit
  • Multiplier les sources d’information, même quand elles ne vont pas dans le sens de notre opinion initiale
  • Réfléchir avec modestie : reconnaître qu’on peut se tromper, que certains éléments sont complexes et peuvent nous échapper
  • Ne pas céder à la facilité d’une explication immédiate et faire appel au raisonnement réfléchi
  • Douter de manière raisonnable (ni tout croire, ni douter de tout)
  • Contrôler l’appel à l’émotion et se baser sur des faits et preuves concrets
  • (re) connaître ses limites et nos biais cognitifs
  • Etre à l’écoute: confronter les interprétations
  • Se méfier de son intuition (sans valeur objective), de son expérience personnelle (pas généralisable), des témoignages avec leur valeur émotionnelle

 

  • Avoir recours au 3QPOC
  • QUI ? Qui est l’auteur? Est-il compétent sur le sujet ?
  • QUOI ? L’information est-elle pertinente ? Est-elle confirmée par d’autres sources ? Les sources sont-elles mentionnées et sont-elles fiables?
  • QUAND ? De quand datent l’information et les sources auxquelles elle fait référence ?
  • POURQUOI ? Quel est le but de l’information (informer, donner son opinion, vendre un produit) ? L’information paraît-elle objective ? Les arguments sont-ils sourcés et sérieux ? Divers points de vue sur le sujet sont-ils présentés ?
  • Où ? De quel type d’individu ou organisme provient l’information ?
  • COMMENT ? L’information est-elle rédigée dans un français correct ? Le style du média est-il suffisamment sérieux ? L’information m’amène-t-elle vers un contenu publicitaire ?

 

 

Mon dernier cours, motivé par la situation internationale, avec des considérations sur l'évènement de la guerre en Europe a particulièrement touché le public. De plus ces considérations prolongent en partie la thématique traitée ici.  Ce sera éventuellement l'objet du prochain article. 

 
 
 
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TRANSMETTRE

La transmission de la philosophie et de l'esthétique est une chose difficile qui requiert la concentration de l'étudiant. Elle ne relève donc pas d'un discours démagogique ou sophistique dont la popularité médiatique n'a souvent d'égal que la pauvreté conceptuelle. Inversement, à l'attention des profanes, il ne peut s'agir non plus de procéder selon un discours élitiste, du type normalien. En ce qui me concerne, je dirais que mon but et ma profession de foi, que ce soit dans mes conférences, mes ateliers ou sur ce blog, c'est de tendre à rendre accessibles ces choses difficiles avec un minimum de déperdition conceptuelle.

 

 

 

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Penser la violence ; l'oeuvre de Girard

Paru en Mars 2018 chez HDiffusion, Penser la violence de Pascal Coulon. 20 euro dans toutes les "bonnes librairies"

 

 

La violence a fait au cours des deux derniers siècles l'objet d'une pléthore de recherches dans bien des domaines, et nombreux sont les livres qui ont traité de la question en lui apportant des réponses fécondes. Bien peu cependant l'ont abordée dans sa dimension génétique essentielle de violence fondatrice. Et, pour cause ! Penser que toutes les communautés humaines et l'ensemble des processus civilisateurs, avec leurs rites, leurs cultures, etc., trouvent leurs origines dans une violence radicale qui en constitue la fondation ne va pas de soi ! De ce point de vue, Freud semble bien avoir la paternité de l'idée fondamentale d'un meurtre initial, paradoxalement à la source de la civilisation, de la morale et de la religion. Mais ne s'agit-il pas d'un mythe ? La question de la violence ne requiert-elle pas plutôt une méthode indiciaire, s'appuyant sur des recherches et un matériau anthropologiques ? L'oeuvre de René Girard tend dans un effort continu, magistral et souvent solitaire à remonter contre vents et marées aux sources d'une violence à la fois effective, revenant périodiquement, fondatrice et génétique. Sans omettre les failles de la doctrine, l'auteur met clairement en évidence l'articulation des théories girardiennes, désir mimétique, victime émissaire, méconnaissance, et nous en découvre la fécondité pour penser notre époque. (4ème de couverture)

Pages

LES GROUPES D'ENTRAIDE

Pascal Coulon, LES GROUPES D'ENTRAIDE

Une thérapie contemporaine

Psycho-Logiques
 

De nombreuses personnes trouvent dans les groupes d'entraide des ressources pour lutter contre leurs souffrances, se reconstruire psychologiquement et recréer du lien social. Quel est le véritable potentiel de ces groupes ? Quelles sont les origines de ces fraternités ? Quelles sont leurs valeurs ? Comment expliquer leur relative confidentialité et les résistances que ces groupes rencontrent en France ? Cet ouvrage met en lumière les polémiques qui opposent vainement la psychanalyse aux autres thérapeutiques de groupe face aux sujets addictés.


L'Harmattan, 22,50 euro
ISBN : 978-2-296-10844-8 • février 2010 • 226 pages

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