Alors que je viens de terminer le dixième et dernier Essai - portant sur l'amour - de La Chair du monde, je publie ici quelques extraits du sixième Essai concernant la puissance philosophique de la marche. D'ailleurs, comme je profite du déconfinement pour repartir marcher vers la mi-juin entre Toulouse et Pau sur le Chemin d'Arles, je crois que je vais laisser un peu retomber l'énergie de l'écriture, et profiter de cette pérégrination pour méditer avec un peu de recul la conclusion de ce livre pour lequel je me suis beaucoup investi depuis bientôt vingt mois .
Voici donc les extraits en question :
De toute évidence, la marche - ce geste simple et si profondément humain - possède un pouvoir régénérateur. Alors que nombre d'entre nous souffrent aujourd'hui d'une dispersion chronique, de l’impossibilité à se concentrer, il est notable que la marche de randonnée permet de se recentrer. Des recherches scientifiques anglaises (université de British Columbia) et américaines (une récente étude publiée dans les comptes rendus de l’Académie américaine des sciences) montrent ainsi que les randonnées réduisent le stress, l’anxiété, dopent la confiance en soi, et libèrent de l’endorphine ...
En tant que vecteur de ressourcement, cet acte simple est un formidable moyen de lutte contre les différentes formes de mal-être et les tendances dépressives inhérentes à l’hyper individualisme du monde contemporain dont souffrent les plus sensibles d’entre nous. En effet, dans ce contexte, l’angoisse du vide et de la solitude tend à générer des frustrations de toute nature et à entraîner une mutation du désir en répétition compulsive et en comportements addictifs. Nous sommes ainsi conduits à chercher toujours plus de satisfactions dans l'accumulation de biens matériels, d’honneurs, de connexions, ‘d’amis’ sur les réseaux, de substances, etc., - accumulation elle-même alimentée par une rivalité mimétique exponentielle. La marche est thérapeutique parce qu’elle brise cette mécanique implacable. En effet, elle fait partie de ces pratiques minimalistes autorisant un passage du quantitatif au qualitatif (cf. infra, chap. 5, § b) ...
La vie de Rousseau consiste ainsi en des alternances de vie sociale et de vie solitaire dans la nature. A la séparation d’avec les hommes succède un rapprochement heureux avec la nature au cours duquel se produisent des modifications progressives de son âme, modifications dont il rend compte au moyen de ce qu’il appelle un « baromètre intérieur ». C’est ainsi qu’il évoque un moment au cours de ses pérégrination – il atteint un certain degré énergétique – où s’établit un accord subtil entre lui et ce qui l’entoure. Plus il se tourne vers lui-même dans sa marche méditative, plus il découvre ce qui le dépasse et le comprend. C’est alors qu’émerge ce que Bruce Bégout appelle « le fond tonal de l’existence », sans division du moi et du monde. Ainsi, à l’encontre du petit moi social des tracas et des intérêts, le moi tonal se perd dans l’immensité, se plonge dans l’océan de la nature, ...
On pourrait parler de la marche comme vecteur phénoménologique en ce sens qu'elle permet de "revenir aux choses mêmes", comme le disait Husserl. Elle nous reconduit vers ce que Merleau-Ponty appelle "la chair du monde", vers les dimensions telluriques de notre rapport au monde et les rythmes cosmiques de l'univers.
« Caminante no hay camino, se hace camino al andar » : pour le pèlerin, le chemin n’est pas déjà là ; il n’y a de chemin que celui ouvert par l’avancée au-devant de soi. Notre traduction, très libre (et qui est déjà une interprétation) entend signifier la dimension à la fois phénoménologique et existentielle de la marche. Tout se passe comme si le pèlerin, de même que le peintre ou le poète, s’extrayait d’un rapport utilitaire au monde environnant pour aller vers l’initial, un monde fait de signes, ‘avant’ la saisie rationnelle et pratico-technique de cet univers ...
Dans un tel rapport au monde, c'est d'abord le corps qui est sollicité ; c’est par lui, par la symphonie des sens pleinement éveillés, tout autant que par ses douleurs, que j’ai le sentiment d’être partie prenante du cosmos, et plus loin, d’un réseau de significations oubliées, mais subitement régénérées. Les arbres, l’eau de la fontaine, les lapins, le renard, les serpents, les cigognes, mais aussi les femmes et les hommes croisés sur le chemin, les paroles et les regards échangés, s’inscrivent alors dans un subtil réseau de sens...
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