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4 janvier 2017 3 04 /01 /janvier /2017 11:37

Cet article est une reprise d'un ancien texte de ce blog qui portait sur le livre de Fromm, L'art d'aimer, et que je republie à l'occasion de mes conférences sur l'amour et la mort. Toute la première partie de l'article reprend l'essentiel du livre. La dernière partie est une réflexion plus personnelle : une sorte de synthèse du rapport essentiel que la question de la mort entretient à mon sens avec celle de l'amour.

 

L’amour est une question qui nous touche tous, et qui tend à prendre une place très importante dans nos vies, au point de les conditionner en grande partie. Mais que savons-nous de l’amour véritable ? Ne sommes-nous pas dans une certaine confusion par rapport à ce sujet ? Des questions se posent en effet : s’agit-il d’une sensation, ou d’une attitude ? L’amour doit-il être compris comme un coup de foudre, une romance, ou comme un art ? Est-ce quelque chose qui nous « tombe dessus », ou un art qui s’acquiert progressivement ? Quand nous pensons être en quête d’amour, ne cherchons nous pas à être aimé, plutôt qu’à donner de l’amour ? Le problème de l’amour est-il de trouver le « bon objet » à aimer, ou de cultiver cet art, de faire croître une faculté d’amour en nous ?

 

Telles sont les questions posées dans L’art d’aimer (1968) le livre d'Erich Fromm - philosophe, psychologue et sociologue (1900-1980) de l’Ecole de Francfort. Livre très accessible, avec un plan permettant de traiter cette question de l’amour selon deux axes fondamentaux : 1) la dimension théorique qui s’attache à déterminer l’essence de l’amour authentique ; 2) la dimension pratique et concrète, c'est-à-dire la question de savoir en quoi peut consister, dans notre vie quotidienne, une pratique réelle de l’amour, pratique qui enveloppe l’ensemble de nos activités aussi bien que nos rapports aux autres, - y compris ceux avec qui nous n’avons pas de relations privilégiées.

 

L’auteur cherche d’emblée à nous montrer que, contrairement à nos représentations communes, l’amour n’est pas un sentiment qui nous tombe dessus par hasard (le fameux coup de foudre), et qu’il s’agit plutôt d’une attitude, laquelle s’acquiert et se cultive. C’est donc un art, comme un autre. Il faut sortir de la vision romanesque ou filmographique. L’amour dépend de notre maturité, de notre capacité à nous ouvrir.

Fromm commence par déconstruire les raisons qui nous font penser que l’amour est une sensation, et que nous n’avons rien à apprendre sur ce sujet :

- croire qu’il s’agit d’être aimé plutôt qu’aimer

- croire qu’il s’agit de trouver le bon « objet », et non développer une faculté ; on parlera de la croyance au privilège de l’objet sur la fonction.

- analogie, liée au modèle capitaliste qui façonne nos vies, entre l’achat-vente et la relation amoureuse.

- confusion entre « tomber amoureux » et « se tenir dans l’amour ».

 

I - Le versant théorique

Dans sa première partie Fromm aborde la question de l’amour à partir du problème – qu’il estime essentiel - de l’existence humaine : l’angoisse de séparation. Nous avons tous une nostalgie originaire de fusion ou d’unité, - nostalgie qui alimente bien des névroses (voire plus) au niveau individuel, et nombre de mythes et de croyances de la plupart des civilisations. N'avons-nous pas été expulsés du jardin d'Eden ?

La forme la plus explicite de cette angoisse de solitude et de séparation qui sous-tend notre existence et qu'ont bien identifiée les philosophes existentialistes depuis Pascal, est la fusion symbiotique du bébé avec sa mère. Le traumatisme de la naissance nous jette dans un monde dont nous ne maîtrisons ni l'origine ni la fin. Par rapport à cette angoisse fondamentale, les hommes n'ont cessé de chercher toutes sortes de solutions, des plus éminentes aux plus triviales.

C'est selon cette perspective que le fameux coup de foudre est déconstruit par Fromm de façon impitoyable. Ce soudain miracle d’intimité, est pris pour l’amour véritable, a fortiori quand s’y ajoute la sexualité. Mais avec l’accoutumance, les habitudes reprennent le dessus, les murs qui s'étaient soudain effondrés se reconstruisent lentement, les différences sociales, culturelles, etc. ré apparaissent, et l'ennui s'installe. Il faudra espérer un nouveau coup de foudre pour ré engendrer un nouveau cycle. Avec le coup de foudre,

 

« Au début, ces personnes ne se doutent de rien ; elles prennent l’intensité de l’engouement, cet état d’être fou l’un de l’autre, pour une preuve de l’intensité de leur amour, alors que cela ne fait que révéler l’intensité de leur solitude antérieure »

 

C'est ainsi qu'avant de parler d’amour, Fromm évoque différentes solutions partielles censées combler l’angoisse de façon temporaire en ce qu'elles permettent de surmonter la séparation et la culpabilité. Il regroupe ces solutions partielles en quatre grandes catégories :

 

1) Les états orgiaques, c'est-à-dire tous les rituels par lesquels nous effaçons temporairement les distinctions sociales (rituel comprenant des transes, carnaval, rave party, etc.), et grâce auxquels nous comblons le manque, la séparation, mais seulement de façon temporaire. Mais, en Occident, ces solutions sont source de culpabilité parce que les drogues (par exemple) sont interdites, qu'elles n’ont pas dans nos sociétés modernes la fonction rituelle des sociétés traditionnelles holistes (qui s'attachent au Tout) - et qu'elles ne correspondent donc pas à notre culture individualiste.

2) Le conformisme, la fusion dans le groupe, la soumission au dictateur, l’adhésion aux valeurs de la communauté, la conformité aux coutumes, la mode, le façonnage homogénéisant de l’individu consommateur, etc. Le siècle dernier a mis en évidence les excès possibles de cette "solution".

3) Le travail créateur, insuffisant également, car dans nos sociétés modernes il est souvent source de souffrance, de non sens parfois, et qu'il ne prend pas suffisamment en compte l’autre être humain.

4) Fromm en vient ensuite à ce qui correspond le plus à notre conception commune de l’amour : l’union interpersonnelle. Encore faut-il voir quel type d’union nous entendons par là. Il évoque ainsi deux formes imparfaites de l’amour - par union symbiotique : le sadisme et le masochisme, qui ne peuvent être assimilés à l’amour véritable. Ce sont des passions, qui nous rendent passifs, dépendants et soumis (y compris le sadisme), et non actifs et productifs, comme l’amour qui permet aussi de préserver l’intégrité des individus.

L’amour véritable est, lui, une union, paradoxale en un sens, puisqu’elle permet de « faire un », et en même temps de préserver, voire de renforcer l’intégrité des deux individus. Dans l’amour, nous respectons l’autre tel qu’il est, nous ne cherchons pas à le soumettre, à le ramener à notre point de vue ou à notre utilité.

 

L’auteur insiste ensuite sur l’idée de don. L’amour est un sentiment actif qui implique l’idée de don. Mais un don véritable, qui n’est pas privation ou sacrifice, symptôme de vie négative quoi qu'il en soit. Avec le don plus authentique de celui qui est parvenu à une certaine maturité affective s’expriment notre joie et notre puissance. Je donne à l’autre de la vie qui circule en moi, une surabondance qui cherche à s'exprimer, de la joie, de mon énergie, de ma puissance.

Et puisqu’il s’agit d’amour, cette conception du don est indissociable de celle de sollicitude, de soins envers autrui, d’attention à la croissance de l’autre. Cela signifie aussi que je réponds au besoin de l’autre, que je m’en sens responsable.

 

"L'amour immature dit : je t'aime parce que j'ai besoin de toi. L'amour parvenu à maturité dit : j'ai besoin de toi parce que je t'aime"

 

L’amour est donc une attitude, qui se construit avec une certaine maturité. Cependant, qu’il s’agisse d’une attitude générale, ou d’un art, cela n’implique pas qu’elle se décline de la même manière en fonction des différents « objets ». S’il y a des points communs, ou même une racine commune, on n’aime pas exactement son frère comme son enfant ou son amoureux, ou encore soi-même. Fromm procède donc ensuite à quatre déclinaisons de l’amour en fonction de son objet :

 

1) l’amour fraternel a ceci d’intéressant qu’il dépasse l’amour particulier, que j’éprouve pour mon propre frère. La fraternité touche à ce qui est commun à tous les hommes, et qui est essentiel en chacun de nous, ce que Fromm appelle notre centre. La fraternité va au-delà de notre « périphérie », c’est à dire notre culture propre, notre religion, nos goûts, notre niveau social, etc. Dans l’expérience concrète de la fraternité, ces différences inessentielles sont dépassées en faveur de ce qui constitue le cœur de notre être, et qui fait notre commune humanité. Ce sentiment peut émerger grâce à notre développement personnel, ou encore dans certaines situations exceptionnelles (camp de prisonniers, pèlerinage, etc.).

 

2) L’amour maternel permet aussi de dépasser la relation mère-enfant particulière. Cet amour symbolise très fortement l’idée d’attention à l’autre, à ses besoins, la notion de sollicitude.

 

3) L’amour érotique est différent parce qu’il implique une relation exclusive en principe. S’il est amour véritable, ce qui correspond à la sollicitude dans l’amour maternel se traduit ici par de la tendresse. C'est-à-dire une attention à l’autre en tant que sujet, et non pas uniquement en tant qu’objet (corps permettant de jouir). Ce qui n’empêche pas le plaisir, mais permet au contraire d’éviter le malaise que l’on éprouve quand le respect est absent. En cas de relation érotique empreinte d’amour, la relation reste exclusive sexuellement, mais ce n’est pas un égoïsme à deux ; ce sentiment d’amour rayonne au-delà du couple, sur les autres êtres vivants.

 

4) L’amour pour soi-même n’est pas incompatible avec l’amour véritable, contrairement à de vieilles conceptions religieuses. Il n’est pas non plus un narcissisme primaire. Si l’amour implique l’amour pour l’humanité, il serait absurde que je coupe arbitrairement une zone de cette humanité (moi-même) de cet amour. Ce serait un amour tronqué. L’amour d’autrui requiert l’amour de soi.

 

Mais comment bien distinguer amour de soi d’une part, compatible et même nécessaire à une définition de l’amour véritable, et égoïsme d’autre part ?

L’égoïste ne s’aime pas réellement ; il est vide ; c’est bien pour cela qu’il se tourne vers les choses et le monde, avec l’idée de lui arracher ces choses nécessaires à le remplir. L’égoïste ne se préoccupe pas des autres ; il perçoit le monde et les autres, non pas en eux-mêmes, mais en fonction de sa propre utilité. A l’opposé, celui qui s’aime ne prend pas, il donne.

On trouve un exemple d’égoïsme avec la mère sur protectrice qui couve son enfant, mais pour elle-même, non pour qu’il croisse et s’épanouisse. Son « désintéressement » est redoutable sur le plan de l’inconscient pour l’enfant, car il ne permet pas la critique, sauf à renforcer sa culpabilité. Ce soi-disant désintéressement n’est pas assimilable au don (la puissance de l’amour) : c’est un symptôme de vie négative, de rejet de la jouissance, de la vie et du plaisir. Quand ce symptôme, ce rejet, est transmis à son enfant, cela le conditionne en grande partie à fuir la vie lui aussi.

 

L’amour est donc une attitude active, ouverte au plaisir, faite d’attention et de respect pour la vie de l’autre. Etat difficile à trouver, qui suppose une certaine maturité, et donc un art. Mais cet état est aussi lié à des conditions socioculturelles déterminées. Fromm nous montre que le capitalisme (ce que l’on peut appeler aujourd’hui le néo libéralisme) a plutôt des effets désintégrateurs en ce qui concerne l’amour : d’une part, de par son omniprésence technique, il nous conditionne aussi dans ce domaine de l’amour. De là le primat que nous tendons à accorder à la technique sexuelle. Fromm inverse la proposition en montrant qu'une véritable attention aux besoins et à la sensibilité du partenaire rend caduque l'idée même de technique en la matière. D’autre part, de par la concurrence généralisée, il montre aussi que le capitalisme tend à transformer l’homme en marchandise, et la relation d’amour en relation d’équipe (pour être plus fort).

 

On peut donc parler de formes pathologiques de l’amour. Comment se traduisent-elles plus concrètement dans la sphère familiale ou dans le couple ?

L’amour névrotique est lié au fait que l’un des partenaires est resté accroché à une figure parentale. Adulte, il transfère sur la personne aimée ses espoirs, craintes et attentes qu’il éprouvait envers son père ou sa mère.

Ex :

1) le cas de l’homme qui cherche à être sans cesse l’objet d’admiration de sa femme, ou encore qui cherche sa protection. Cela marche bien tant que celle-ci n'a pas de projet plus personnel. On peut dire dès lors qu'il n’aime pas vraiment ; il cherche à être aimé. Cette fixation à la mère peut-être très destructrice.

2) la fixation sur le père signifie que la personne cherche en permanence l’approbation du partenaire, se sentant aimé s’il réussit une entreprise, mais rejeté si ce n’est pas le cas. Sa vie est une suite de hauts et de bas car il cherche en permanence cette approbation du père. Sa relation à un partenaire est souvent empreinte de froideur.

3) si une personne n’a pas acquis un sens de son identité, de son moi, enraciné dans le développement de ses virtualités propres, si elle n’est pas assez centrée, en sous-estime, elle risque de se démettre de ses pouvoirs, et d’idolâtrer l’objet de son amour. On peut aussi appeler cela une aliénation. La personne se vide d’elle-même pour se perdre dans l’aimé. Il peut s’agir d’un coup de foudre, mais cela se transforme rapidement en folie à deux.

4) l’amour sentimental est une manière de ne pas être dans la présence de la vie ici et maintenant. L’amour n’est vécu qu’en fantasme, sous forme de nostalgie ou d’espoir, sans cesse repoussé. Ou alors, cet amour est vécu par procuration par les deux partenaires, à travers des films, par exemple.

5) les mécanismes projectifs par lesquels les partenaires se renvoient mutuellement leurs propres défauts, ce qui leur permet d’esquiver leur développement.

6) les familles dans lesquelles règnent le secret, le non-dit et l’absence de conflit. Cette atmosphère pèse sur ses membres et empêche la croissance affective et émotionnelle.

 

 

 

II - Le versant pratique

L’amour n’est donc possible que si deux personnes communiquent entre elles à partir du centre de leur existence. Encore une fois, il s’agit donc d’une attitude, d’un art. Mais, comment cet art se pratique-t-il concrètement ?

Concernant la réponse, il ne peut s’agir de recettes, tant il s’agit d’une expérience personnelle, d’un chemin que chacun doit faire pour soi-même. Tout ce qu’il est possible de faire, est de réfléchir sur les prémisses de cet art.

 

Quelques conditions indispensables :

1 – La discipline ; l’amour, comme tout art requiert de la discipline, non seulement dans la pratique de cet art, mais aussi dans notre vie.

2 – La concentration ; ce qui est difficile dans notre société moderne où les sources de dispersion sont multiples. Chacun d’entre nous a bien du mal à imaginer rester sans rien faire, sans TV, sans lire, boire, fumer, etc.

3 – La patience ; comme tout art, l’amour requiert de la patience. Vertu difficile aussi dans notre société de consommation régie par la vitesse

4 – Un suprême souci de maîtriser cet art ; en faire la plus haute de nos étoiles.

 

On ne se met donc pas à apprendre un art directement, mais en apprenant d’autres choses, apparemment sans connexions avec cet art - un peu comme le tireur à l’arc de la culture zen apprend d’abord à respirer.

Il faut donc commencer par pratiquer la discipline, la concentration, la patience. Comment ? D’abord, il faut comprendre que ces conditions ne sont pas des corvées, mais deviennent, lorsqu’elles sont pratiquées régulièrement et avec foi, une source inépuisable de joie.

Il faut cultiver l’aptitude à rester seul avec soi-même, et pratiquer par exemple certaines techniques de méditation ou de yoga permettant d’observer et de ressentir le mouvement de son souffle, les modifications sensorielles, le mouvement de ses pensées. C’est difficile et angoissant au début, et l’on a toujours tendance à esquiver ces pratiques, à ne pas persévérer. Mais avec un peu de persévérance, il devient alors possible de rester centré sur soi, d’être bien avec soi-même, et même d’apprécier, voire de chérir sa solitude. J’ajoute pour ma part que la marche en randonnée, seul et en silence, produit le même type d’effets.

 

Il faut aussi apprendre à se concentrer entièrement sur ce que nous faisons dans le moment présent, quelle que soit le supposé manque de noblesse de telle ou telle tâche, l’humilité de tel ou tel travail. Etre entièrement dans ce que nous faisons au moment présent, sans dispersion, sans penser à autre chose, sans envoyer de SMS, est une façon d’être dans l’amour, de pratiquer le yoga – ce que les indiens appellent le karma yoga.

Tout cela va de pair avec une sensibilité à soi-même, c'est-à-dire une capacité à remarquer, puis à s’interroger sur nos modifications énergétiques, sur nos moments de déprime, sur nos émotions, sur nos moments d’absence, d’évasion. Ce qui permet ensuite de se recentrer.

 

La difficulté de cet apprentissage est liée au fait que cette culture ne fait pas partie en Occident de nos valeurs pédagogiques – contrairement à l’Orient –, et que nombre d’entre nous ne connaissent d’autres normes pour se construire que des individus ou des groupes familiaux incapables de concentration, et donc d’amour.

 

L’une des conditions premières de la pratique de l’amour est d’apprendre à surmonter notre narcissisme, c'est-à-dire la tendance que nous avons à aborder les choses et les personnes, non pour elles-mêmes, mais en fonction de notre utilité, de nos désirs, intérêts ou craintes. Paradoxalement, il faut donc, concernant l’amour, développer notre raison et une certaine humilité.

La pratique de l’art d’aimer dépend de notre croissance, de notre maturité, de notre capacité à donner une orientation productive à notre vie. Processus d’éveil, d’émergence, qui requiert la foi, une conviction enracinée dans notre affectivité et notre intelligence. La foi contribue en effet à faire advenir son objet. L’amour suppose l’activité au sens d’un esprit non paresseux, et perpétuellement en éveil.

 

Mais, l’amour, qui suppose l’union et l’identification avec notre prochain, n’est-il pas réservé au Saint ? Est-il compatible avec la société libérale qui suppose la défense de nos intérêts, l’échange marchand, et au mieux le respect de nos engagements, l’équité ? En fait, Fromm nous dit que c’est l’exception dans notre société centrée sur l’acquisition des richesses. Le développement de l’amour suppose des modifications sociales de telle sorte que l’homme soit servi par la machine et l’économie plutôt que l’inverse. Toute société qui contrecarre l’amour est appelée à périr de ses propres contradictions, puisque l’amour est une aspiration fondamentale de l’existence humaine.

 

 

Certaines idées apparaissent dans ce livre un peu datées ou naïves : le yoga est devenu une technique des départements des ressources humaines pour gérer le stress des cadres et les rendre donc plus productifs. Dans cet ordre d’idées, le rêve de bouleversement général des valeurs a fait long feu ; cependant, il reste désormais des sphères - toujours locales - de résistances à la logique homogénéisante du marché néo libéral.

 

Au-delà de ces aspects historiques, un des problèmes du livre est à mon sens que son cadre restreint l'empêche d’aborder pour elles-mêmes des questions fondamentales qui tissent le fond tragique de l’existence humaine, comme la mort, le manque de sens, la responsabilité ou la solitude. Sur ce point, les existentialistes américains (Rollo May, Irvin Yalom) sont peut-être plus conséquents ; et surtout, traiter de ces questions évite un certain risque : aborder celle de l’amour de façon utilitaire, comme une solution au problème fondamental de l’existence humaine (la séparation).

 

 

 

C’est dans cette optique que j’ai rédigé le court texte suivant, constitué d’un certain nombre de paradoxes.

 

De façon paradoxale, il faut avoir fait l’expérience de la vraie solitude pour pouvoir rencontrer véritablement l’autre. C’est en acceptant d’être seul avec soi-même que l’on peut se tourner vers autrui de façon aimante - en étant attentif à lui, à sa croissance, à son bien-être.

 

Tout aussi paradoxalement, il nous faut, dans cette solitude, faire l’épreuve de notre finitude pour vivre plus intensément. Nous devons intégrer délibérément le fait que nous sommes des êtres destinés à mourir, avoir dans le cœur l’imminence de notre mort, pour vivre de façon plus riche et plus authentique - comme si chaque moment devait être le dernier.

 

De même, il faut s’être confronté à l’expérience douloureuse du vide, à ce que certains ont appelé l’absurde, le manque absolu de sens. Cette épreuve du désespoir est nécessaire pour comprendre que ce sens ne peut venir de l’extérieur. C’est ce qui nous permet ensuite d’assumer un sens, de le trouver à partir de nous-mêmes. Il faut donc toucher ce fond pour faire ensuite l’expérience de l’autonomie, d’une liberté véritable - mais difficile, puisqu’elle implique notre entière responsabilité.

 

Au final, ces trois conditions n’en font qu’une ; disons plutôt qu’elles sont liées et interdépendantes: c’est en vivant sans chercher de faux fuyants face à notre finitude - avec son potentiel de souffrance et d’angoisse -, que nous pouvons alors éprouver de la compassion pour l’autre, de l’empathie pour sa souffrance, sa solitude et son angoisse. Dans la mesure en effet où nous savons et ressentons que ces souffrances d’autrui sont aussi les notre, nous nous identifions plus facilement à lui. Alors, nous nous sentons plus solidaires, nous pouvons véritablement nous soucier d’autrui, et, éventuellement, chercher à apaiser sa souffrance. Plus loin, nous pouvons aussi faire de ce souci pour autrui une source de sens, en transformant par exemple ce souci en une responsabilité envers lui, de la sollicitude envers nos frères humains, et, peut-être, un engagement envers tous les autres.

 

Eprouver réellement sa solitude, vivre avec l’horizon de sa propre mort et faire l'expérience du vide (ou de l’absurde) – tout cela est certes source d’angoisse. Pourtant, loin de relever du pessimisme ou d’un quelconque masochisme, ces différentes composantes révèlent notre humaine condition. L’angoisse, quand elle se présente dans notre vie, peut être vécue comme le signe annonciateur d’une situation génératrice d'ouverture. En effet, se confronter à ces éléments paradoxaux qui tissent le fond tragique de l’existence – la solitude, la mort, l’absurde – permet de nous reconnecter plus authentiquement avec nous-même et d’enrichir notre vie, si nous sommes prêts à l’assumer.

 

Si cette « conversion » enrichit notre existence et notre rapport à l’autre, c’est parce qu’elle conduit immanquablement à se détourner de a) l’instrumentalisation des autres ; b) du bavardage inauthentique ; c) du conformisme. Ce qui amène alors à privilégier au contraire une vie faite a) d’attention à l’autre, b) d’authenticité, c) de liberté.

C’est aussi ce fond tragique de l’existence qui nous permet d’éprouver notre condition, et par là les liens fraternels qui nous unissent aux autres, les fils qui font de nous des membres solidaires de la communauté humaine.

L'AMOUR / LA MORT
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La transmission de la philosophie et de l'esthétique est une chose difficile qui requiert la concentration de l'étudiant. Elle ne relève donc pas d'un discours démagogique ou sophistique dont la popularité médiatique n'a souvent d'égal que la pauvreté conceptuelle. Inversement, à l'attention des profanes, il ne peut s'agir non plus de procéder selon un discours élitiste, du type normalien. En ce qui me concerne, je dirais que mon but et ma profession de foi, que ce soit dans mes conférences, mes ateliers ou sur ce blog, c'est de tendre à rendre accessibles ces choses difficiles avec un minimum de déperdition conceptuelle.

 

 

 

Recherche

Penser la violence ; l'oeuvre de Girard

Paru en Mars 2018 chez HDiffusion, Penser la violence de Pascal Coulon. 20 euro dans toutes les "bonnes librairies"

 

 

La violence a fait au cours des deux derniers siècles l'objet d'une pléthore de recherches dans bien des domaines, et nombreux sont les livres qui ont traité de la question en lui apportant des réponses fécondes. Bien peu cependant l'ont abordée dans sa dimension génétique essentielle de violence fondatrice. Et, pour cause ! Penser que toutes les communautés humaines et l'ensemble des processus civilisateurs, avec leurs rites, leurs cultures, etc., trouvent leurs origines dans une violence radicale qui en constitue la fondation ne va pas de soi ! De ce point de vue, Freud semble bien avoir la paternité de l'idée fondamentale d'un meurtre initial, paradoxalement à la source de la civilisation, de la morale et de la religion. Mais ne s'agit-il pas d'un mythe ? La question de la violence ne requiert-elle pas plutôt une méthode indiciaire, s'appuyant sur des recherches et un matériau anthropologiques ? L'oeuvre de René Girard tend dans un effort continu, magistral et souvent solitaire à remonter contre vents et marées aux sources d'une violence à la fois effective, revenant périodiquement, fondatrice et génétique. Sans omettre les failles de la doctrine, l'auteur met clairement en évidence l'articulation des théories girardiennes, désir mimétique, victime émissaire, méconnaissance, et nous en découvre la fécondité pour penser notre époque. (4ème de couverture)

Pages

LES GROUPES D'ENTRAIDE

Pascal Coulon, LES GROUPES D'ENTRAIDE

Une thérapie contemporaine

Psycho-Logiques
 

De nombreuses personnes trouvent dans les groupes d'entraide des ressources pour lutter contre leurs souffrances, se reconstruire psychologiquement et recréer du lien social. Quel est le véritable potentiel de ces groupes ? Quelles sont les origines de ces fraternités ? Quelles sont leurs valeurs ? Comment expliquer leur relative confidentialité et les résistances que ces groupes rencontrent en France ? Cet ouvrage met en lumière les polémiques qui opposent vainement la psychanalyse aux autres thérapeutiques de groupe face aux sujets addictés.


L'Harmattan, 22,50 euro
ISBN : 978-2-296-10844-8 • février 2010 • 226 pages

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