Création littéraire
NOUVELLES NOUVELLES DE L'INDE
Dans cette rubrique, devraient se succéder un certain nombre de Nouvelles. Elles ont généralement trait à l'irruption du merveilleux, de l'étrange ou de l'incongru. Elles sont en grande partie liées à mon expérience du voyage en Inde, même si certaines d'entre elles se situent ailleurs (Grèce, Compostelle, France). Je les "rumine" depuis longtemps quoi qu'il en soit, et des esquisses ont déjà été élaborées - dont certaines se sont perdues dans la canicule de 2002 qui a grillé mon disque dur. Ce blog me fournit l'occasion de m'y remettre vraiment, même s'il ne saurait être question d'une rédaction intégrale dans ce cadre.
Le texte qui suit introduit ce qui devrait constituer une petite dizaine de Nouvelles.
KASHI EXPRESS
Le train ralentit en passant sur un pont métallique. Le rythme et la sonorité de ses roues sur les traverses de la voie en furent sensiblement modifiés. A la position du soleil qui pointait à l’horizon, Yann se dit qu’il ne devait pas être loin de sept heures. Il fallait compter environ vingt deux heures de train pour rejoindre Bénarès depuis Delhi. Normalement, le Kashi express ne devait pas aborder les faubourgs de Bénarès avant quatre ou cinq heures, en fin de matinée. Il observa le paysage entre les barreaux horizontaux de la fenêtre. Sous le pont il aperçut un cours d’eau au bord duquel des hommes, des enfants à demi nus et des femmes vêtues de saris multicolores se livraient à leurs ablutions matinales, sans qu’il soit possible de faire la part de rituel, de jeu et d’hygiène. Il aimait ce genre de scènes, surtout au lever et au coucher du soleil, heures particulières où sa sensibilité esthétique s’exacerbait. Il lui semblait qu’en Inde la nature toute entière, plus artiste qu’ailleurs, conspirait à l’intensité et l’harmonie de ces moments. La veille déjà, alors que le train avait quitté Delhi depuis cinq ou six heures, il avait été touché par le spectacle d’un troupeau de buffles qui suivaient le cours d’une rivière dans les lueurs du crépuscule. Seuls leur tête et leur dos puissant émergeaient ; de grands oiseaux les survolaient en tourbillonnant et se posaient sur eux de temps à autres pour picorer quelque parasite.
- « Tchaï ! tchaï garam, tchaï ! ». La voix rugueuse dans la coursive fit sursauter Yann. Il adressa un signe du regard à l’homme en marinière et short marron qui transportait une bouilloire imposante. Celle-ci surplombait une caisse en fer cylindrique contenant un foyer rougeoyant. Une anse de fortune rendait mobile cet assemblage improbable. Un thé lui ferait du bien ; il avait mal dormi, comme de juste dans ce wagon de seconde classe « sleeper », et il se sentait courbaturé. Le marchand de thé lui tendit un gobelet transparent qui lui brûla les doigts. Ces récipients en plastique que des millions de voyageurs jetaient quotidiennement par les fenêtres des trains après usage étaient l’une des nouvelles plaies de l’Inde.
Yann paya quatre roupies et se renfonça sur son siège. Il était fatigué certes, mais ce n’était pas un sentiment désagréable ; un état cotonneux propice à la rêverie. Bercé par le tempo lent et régulier du train, il s’abandonna. Le yoga lui avait progressivement appris à cultiver son imagination, à sculpter en lui des images pour mieux les conserver. Il pouvait ainsi les rappeler plus ou moins à volonté, déclencher des processus de réminiscence afin de se ressourcer. Les ablutions et les buffles viendraient rejoindre une répertoire intérieur déjà bien fourni : dans le Sud, cette petite fille conduisant ses chèvres sur un chemin escarpé ; cette femme en sari qui ramenait d’un puit quelconque une jarre pleine d’eau qu’elle maintenait d’une main sur sa tête en ondulant doucement sur un chemin bordé de palmiers ; la beauté et la noblesse de ces chameliers dans le désert du Rajasthan, etc.
L’homme à la bouilloire repassa en criant ; un marchand de cacahuètes qui arrivait en sens inverse le bouscula sans qu’il ne s’en formalisât. Une étrange musique se fit entendre dans le compartiment : un portable ! Son propriétaire, un homme d’une trentaine d’années qui voyageait avec sa femme et ses deux enfants, engagea d’une voie très forte et sans aucune gêne une conversation très animée avec un interlocuteur invisible. Les mobiles – les « mobayle » - étaient partout et sonnaient à tout moment, souvent de façon incongrue – sur les lieux de pèlerinage, dans les temples, etc. Eux aussi faisaient partie des nouveaux casse-tête – headache – de l’Inde !
Le va et vient dans la coursive s’intensifiait, les passagers allant aux toilettes à l’extrémité du wagon. Comme son thé était terminé, Yann se demanda que faire du gobelet. Il connaissait bien l’Inde, mais un blocage culturel l’empêchait de le balancer par la fenêtre, comme tout le monde. Décidément, il préférait les gobelets en terre cuite à usage unique du passé que l’on prenait un certain plaisir à voir se fracasser au bord des voies ferrées après avoir bu le tchaï. Et même qu’on l’entendait distinctement ce fracas quand le train roulait très lentement !
Un marchand de fournitures scolaires avec un baluchon imposant sur le dos passa dans la coursive en brandissant des petits cahiers d’écolier. D’un bruit significatif des lèvres un passager voisin de Yann appela le marchand et demanda à voir les cahiers ; une longue discussion en hindi s’ensuivit dans laquelle il était manifestement question de prix et de qualité. L’acheteur potentiel examinait minutieusement les cahiers comme s’ils étaient éminemment suspects ou qu’ils recelaient des trésors cachés. Il redonnait des cahiers puis en réclamait d’autres, manifestement les mêmes, semblant y trouver des différences notables. Toute la partie du wagon dans laquelle se trouvait Yann, y compris le marchand de thé, observait la scène que les deux protagonistes prenaient visiblement plaisir à prolonger. Des passagers étaient pris à témoin par le client ou donnaient spontanément leur avis ; des cahiers circulèrent, et Yann lui-même, jouant le jeu, en soupesa un avec un air d’expert. Finalement, après plusieurs minutes de palabres, le passager eut quelques mots définitifs et rendit tous les cahiers au marchand qui poursuivit son chemin sans marquer d’agacement. Il fut immédiatement remplacé par un marchand de beignets.
A suivre