Les groupes d’entraide, une thérapie
contemporaine
Pascal Coulon (L’Harmattan, Psychologiques, fév. 2010)
Le 28/04/2010 L'espace Harmattan organisait une signature de ce livre. A
cette occasion, nous avions prévu une discussion entre professionnels de divers corps de métier et de diverses sensibilités autour des problématiques qu'il met en évidence.
Voici le texte préparatoire de la présentation de cet ouvrage par son
auteur.
Ce livre sur les groupes d’entraide a donc été publié en
février 2010. Résultat d’un travail de deux années, il est aussi le fruit d’une réflexion entamée il y a une bonne douzaine d’années.
Dans ce livre, il s’est agi pour moi d’éclairer un peu le thème
des fraternités, des groupes en 12 étapes, ce que certains appellent aussi les groupes néphalistes. Un de mes objectifs a consisté à faire en sorte que soit reconnue leur valeur thérapeutique,
sociale, humaine, voire philosophique. J’ai essayé de rendre cette lumière tamisée, peu agressive, en rapport avec l’éthique de ces groupes. Et cela dans la mesure où l’idée était de mieux les
faire connaître, de faire le point sur certains préjugés, de remettre les choses en place, et non d’entrer dans un conflit idéologique. Un des buts du livre consiste toutefois à essayer
d’injecter un peu de pluralisme dans un secteur (le soin des addictions) devenu un peu trop unilatéral à mon goût (aussi bien en tant que philosophe qu’en tant qu’intervenant). Autrement dit, la
réduction des risques est une bonne chose et un progrès indéniable à divers égards, mais je m’élève contre le fait qu’elle puisse constituer l’alpha et l’oméga du soin.
Cependant, ce livre
provient à l’origine tout à la fois d’un étonnement, d’une colère et d’une insatisfaction face à l’ostracisme dont les groupes d’entraide sont l’objet, - ainsi d’ailleurs que les quelques pauvres
intervenants dans le soin des addictions qui ressentent une affinité avec eux, leurs présupposés, etc.
Comment rendre compte de
la confidentialité des groupes en France, voire de l’ostracisme à leur égard, alors que l’on a à faire à des gens qui, de toute évidence, ne possèdent certes pas la panacée (et
peut-être ont-ils eu tendance au début à croire le contraire – que ce qui marchait pour eux était automatiquement universalisable, ce qui a joué en leur défaveur), mais qui obtiennent des
résultats non négligeables et difficilement contestables en privilégiant l’entraide, qui développent des compétences de vie et des qualités, qui s’appuient sur des valeurs à propos desquelles
tout honnête homme (au sens du 17ème siècle) serait d’accord grosso modo ? Insatisfaction également concernant la littérature sur les groupes. Au sens où, à quelques exceptions
près (la sociologue Marie Jauffret-Roustide, par exemple), cette littérature adopte un point de vue surplombant. Perspective souvent très critique, mais surtout point de vue du savant sur son
objet, qui ne permet pas de rendre compte de l’interprétation des acteurs eux-mêmes sur leur propre expérience, qui ne laisse pas se déployer les implications et les potentialités de leur
méthode. J’ai donc adopté pour ma part une focalisation interne, qui s’efforce d’accompagner l’expérience des acteurs, d’en déployer la logique, de mettre en exergue la richesse, le sens, les
implications de la méthode, qui décrit leur horizon, etc. Un peu, toute proportion gardée, comme l’anthropologue M. Mauss pour qui j’ai une tendresse, ou encore Marx dans son rapport aux
prolétaires : les intellectuels ne savent pas mieux que les ouvriers ce qu’ils ont à faire, mais ils peuvent accompagner leur mouvement, en dévoiler le sens, décrire un horizon, des
impasses, etc. Mon point de vue est bienveillant quoi qu’il en soit, et si le livre parle des groupes, il s’adresse aussi à eux (et parle pour eux). A cet égard, quelques retours de
lecteurs membres des fraternités me confirment qu’ils ont perçu cette dimension de mon travail, ce qui constitue en soi un vecteur de reconnaissance important pour moi.
Cette
posture n’empêche pas d’ailleurs – bien au contraire - un bon nombre de critiques. Du fait de cette approche bienveillante, je me suis senti autorisé à aller chercher des critiques que je n’ai
pas trouvées ailleurs, en plus des reproches plus « traditionnels ». Mais ces critiques ne sont pas assassines, au sens où mon approche permet aussi de dessiner en creux des solutions,
des sorties pour leurs éventuelles impasses, des évolutions possibles. Par exemple, interroger le statut de l’abstinence, se demander s’il s’agit d’un moyen ou d’une fin, permet de sortir de
postures dogmatiques et fermées, tout en persévérant dans cette abstinence. De même, il est possible d’envisager l’abstinence comme un concept dépassé et réactionnaire, ou alors comme un nouveau
modèle de résistance locale, de subjectivation de soi par soi, dans un contexte où le néo libéralisme, comme vaste entreprise d’homogénéisation, vise à produire, à façonner un sujet assujetti, un
individu consommateur.
Mais, ma posture
correspond aussi à un autre axe de ce livre qui apparaît de façon explicite vers la fin : je tends à considérer la problématique de la relation entre les fraternités et le système de soins
comme une mise en abyme de celle concernant les formes communautaires en démocratie – problématique qui fait l’objet d’un traitement fort différent en France et aux USA. Autrement dit, je crois
que cette question, source de nombreuses tensions, peut évoluer et trouver des éléments de solution, non par un rejet, ou une critique violente qui entraîne des blocages et sclérose chez les
agents, mais en aidant les gens à s’approprier de façon plus profonde et plus vivante leur tradition ; et cela en prenant comme horizon notre commune humanité, vers laquelle il s’agit de
progresser. Ainsi, dans cet ordre d’idées, un autre axe de ce livre consistant à essayer de sortir des blocages et des phénomènes de rejet entre fraternités et système de soins français,
j’explique dans le dernier chapitre qu’à mon sens c’est un travail de l’équipe socio éducative d’aider ces personnes à mieux s’approprier leur démarche.
Dans le 1er chapitre j’effectue une enquête sur les origines historiques des groupes, leurs principes, valeurs, méthode, etc. et je montre leur affinité
avec le stoïcisme.
Dans le 2ème chapitre j’aborde les critiques dont font l’objet les fraternités en m’efforçant de faire le tri : quelles sont celles qui sont
pertinentes, celles qui relèvent de raisons de basse politique, d’incompréhension, de préjugés, de phantasmes, etc. ? Je m’interroge sur les raisons des résistances ou du rejet que les
groupes rencontrent ; mais je m’attarde aussi sur les critiques plus justifiées que je m’efforce de traiter. C’est sans doute le chapitre le plus âpre, le plus polémique.
Mais, comme le dit Pascal,
après avoir relevé les causes d’une situation, il faut en découvrir les raisons. Au-delà des causes les plus triviales de ces blocages – causes humaines trop humaines (corporatisme, enjeux de
pouvoir, phantasmes, etc.) –, cette situation n’est réellement compréhensible qu’à partir de la prise en compte des « background » culturels, historiques, religieux, sociologiques,
politiques respectifs de la France et des USA. Ainsi, dans les 3ème et 4ème
chapitres, je m’efforce de montrer que la pensée ne se déploie pas de la même façon selon qu’elle s’exerce sur un territoire déterminé par l’histoire, ou alors sur un territoire vierge et
à conquérir (perçu comme tel en tous cas) ; c’est ce que j’ai appelé l’approche géo philosophique des groupes de conversion. J’établis une filiation/distinction entre le centralisme
républicain imprégné de culture catholique malgré tout, - qui entraîne une approche un peu unilatérale - d’une part, et un développement génétique de la démocratie, imprégnée d’une forme
particulière de protestantisme, - favorable aux associations de toute nature, d’autre part.
Cette approche me fournit
donc un socle paradigmatique me permettant dans le 5ème chapitre d’opposer les approches plus psychanalytiques et les approches groupales,
d’effectuer une étude comparée des thérapies de groupes, laquelle me permet de faire apparaître les spécificités « techniques » et l’éthique des fraternités, ainsi que leur conception
révolutionnaire de l’alcoolisme et de la thérapie – avec leur emploi pragmatique des idées de conversion et de fond régénérateur, par exemple.
C’est aussi cette analyse
géo philosophique qui me fournit un arrière plan conceptuel pour revenir de manière plus informée dans le 6ème chapitre sur un point assez
fondamental - point qui constitue par ailleurs une sorte de pierre d’achoppement pour la culture française : la puissance supérieure. Il s’agit
pour moi d’un concept opératoire et d’une notion complexe, pouvant faire l’objet de plusieurs interprétations possibles – des plus traditionnelles (biblique) aux plus techniques (principes de
récursivité et de rétroaction : même s’il n’est pas substantiel et qu’il résulte d’une émergence, le tout est plus que la somme des éléments qui le constituent, et ce tout rétroagit en
régénérant les éléments qui le composent et lui donnent naissance). C’est même cette pluralité des interprétations qui constitue une condition de son efficience, de sa richesse ; toute
tentative pour figer la puissance supérieure de façon définitive dans une définition est contre productive. D’une façon plus générale, j’élargis le propos dans ce chapitre sur les questions
soulevées par la dimension spirituelle indéniable de ces groupes, et là, j’interpelle les membres des fraternités sur les risques attachés au programme, je les appelle à une ouverture dans leur
pratique qui s’oppose à une clôture dogmatique.
Dans le dernier chapitre, que j’appelle Alter thérapie, je m’efforce d’inscrire ces groupes dans la filiation du don
contre don, ce qui atteste également de leur dimension de résistance à la toute puissance du marché néo libéral. Mais je modifie aussi la focale de l’ouvrage pour décrire l’expérience du
personnel d’Adaje concernant les membres de ces groupes, et j’étudie leur compatibilité, les difficultés que cela entraîne, etc. Enfin, j’évoque ma propre expérience, et l’apport spécifique
d’activités culturelles (philosophie, art, littérature, yoga) dans les soins relatifs aux addictions.
Alors que différentes
recherches modernes en psychologie positive montrent que des relations humaines de qualité - faites d’attention à l’autre et empreintes de solidarité - ont un impact thérapeutique évident, il
serait dommage de se passer d’une méthodologie créatrice ou recréatrice de lien, ayant fait ses preuves concernant les conduites addictives. D’autant que son cadre et ses traditions fournissent
des garanties de sécurité non négligeables contre dérives et abus de toute sorte. Forts de leurs traditions et de leur éthique entièrement focalisée sur la recouvrance par l’entraide, ces groupes
ne risquent pas en effet les dérives sectaires liées à l’égocentrisme d’un ou plusieurs individus. De plus, l’esprit lié à l’événement fondateur qui transcende, constitue et structure par là même
les fraternités comme telles, est une balise qui préserve leurs membres des diverses tentatives de fonctionnalisation de la personne humaine auxquelles nous pouvons assister aujourd’hui. De ce
point de vue, leurs valeurs originelles sont bien ancrées et constituent un pôle de résistance appréciable à la logique économique aliénante du marché tout puissant vis-à-vis de laquelle les
travailleurs socio-psycho-éducatifs sont (avec raison) vigilants actuellement. Il semble peu douteux en effet que recouvrance, fraternité et entraide ne restent à l’avenir les points d’orgue de
ces groupes.
Prochain texte de cette rubrique : Injecter du pluralisme