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25 janvier 2018 4 25 /01 /janvier /2018 22:04

"Caminante, no hay camino ; se hace camino al andar" (Pour le marcheur, il n'y a pas de chemin ; le chemin se fraye dans le cheminement") (A. Machado)

 

 

De toute évidence, la marche - ce geste simple et si profondément humain - possède un pouvoir régénérateur. Mais cette sensation, qui peut aller du simple mieux-être jusqu'à ce que j'appelle une expérience-source d'évolution existentielle, est soumise à certaines conditions. Des recherches scientifiques anglaises (université de British Columbia) et américaines (une récente étude publiée dans les comptes rendus de l’Académie américaine des sciences) montrent ainsi que les randonnées réduisent le stress, l’anxiété, boostent la confiance en soi, et libèrent de l’endorphine. Plus précisément, des études indiquent que des personnes ayant marché pendant au moins 90 minutes dans un milieu naturel présentaient moins de pensées négatives et une activité neuronale réduite dans le cortex préfrontal (zone du cerveau relative aux maladies mentales). Par contre, en milieu urbain, on ne repère pas de tels effets, la marche pouvant même alimenter des formes de mélancolie.

Alors que nombre d'entre nous souffrent aujourd'hui d'une dispersion chronique, d'une impossibilité à se concentrer, il est notable que la marche de randonnée fait partie de ces pratiques minimalistes qui, tel l'art du haïku des moines errants japonais (que je décris dans un article précédent), permettent de se délester à la manière d'un vagabond céleste pour aller vers la saisie d'une intensité, d'une tonalité affective.

Dans un monde régi par la rivalité mimétique, où mal-être, angoisse du vide et frustrations nous conduisent à trouver toujours plus de satisfactions dans l'accumulation (biens matériels, honneurs, etc.), où le désir se mue en répétition compulsive de toute sorte de comportements addictifs, la marche participe d'un dégonflage du moi et nous reconduit à une salutaire simplicité. Elle permet, naturellement et joyeusement, un recentrage, une reconnexion avec ce qu'il y a de plus profond et de plus lumineux en nous.

 

Pour l'aborder d'un point de vue plus philosophique, on pourrait parler de la marche comme vecteur phénoménologique. Et cela en ce sens qu'elle permet de "revenir aux choses mêmes", comme le disait Husserl. Certes, il ne s'agit pas de revenir aux choses communes et objectives de la quotidienneté ordinaire, que nous n'avons jamais vraiment quittées. Cependant, la marche permet de se délester de l'inessentiel, de relativiser notre attachement à des choses finies, qu'il s'agisse de possessions matérielles, d'avantages ou de positions sociales. Elle amène ainsi progressivement à se défaire d’un certain nombre de contraintes sociales ; et notamment la plus puissante (bien qu'illusoire) d'entre elles : l’identité. Quand on marche, avant tout statut social, ethnique ou religieux, on est d’abord marcheur ou pèlerin !

Ce moment de délestage comporte son envers puisque la marche conduit à une forme de rencontre nuptiale avec la nature. Revenir aux choses mêmes, c'est être reconduit vers ce que Merleau-Ponty appelle "la chair du monde", c'est devenir plus sensibles aux dimensions telluriques de notre rapport au monde et aux rythmes cosmiques de l'univers. 

La marche, comme la poésie, éveille et sollicite à cet égard la présence, une pleine sensorialité. Joie et souffrances se confondent dans un rapport primitif et direct à la nature environnante - un rapport d'abord affectif. Le paysage, en marchant, se révèle toujours à nous progressivement ; et il nous imprègne de façon toujours singulière. Nous ressentons d’ailleurs différemment ce paysage en fonction de nos variations d’humeur. On peut ainsi parler d’une appropriation progressive, sensuelle et phénoménologique d'un paysage, et d'un chemin qui se révèle alors en tant que tel dans une majestueuse épiphanie.

 

Les vers de Antonio Machado cités plus haut, bien connus des pèlerins, sont éminemment phénoménologiques en ce qu'ils indiquent le lien essentiel de co-naissance entre l'homme et le monde. Ils indiquent aussi un  mouvement de réappropriation au cœur duquel en vient progressivement à dominer le sentiment du sacré. En ce sens, j’oppose le corps marchan-t au corps marchan-d, toujours plus ou moins aliéné, pris dans les reîtres de l’identité et de la productivité économique : la marche participe en effet d’un ré-enchantement du monde, avec ses lieux singuliers et leur histoire. Un peu comme l’œuvre d'art de l'âge classique, le paysage du marcheur conserve son aura ; contrairement à l’œuvre d'art de l'ère de la reproduction technique qui ressemble à certains égards aux abords des villes actuelles - tous identiques, avec leurs périphéries, leurs ronds-points et leurs centres commerciaux.

Comme le poète ou le peintre à ses heures inspirées - et je pense particulièrement à Cézanne -, tout se passe comme si le pèlerin s’extrayait d’un rapport utilitaire au monde environnant pour aller vers l’initial, un monde fait de signes, avant la saisie rationnelle et pratico-technique de cet univers. C'est cet "avant" que, dans l’expérience phénoménologique, Husserl appelle l’ante prédicatif, et qui correspond aussi à la recherche de Cézanne d'une peinture totale, géologique, avant même la venue des hommes et leur distinction en différents domaines sensoriels ("Il faut pouvoir peindre l'odeur des falaises de marbre de l montagne Sainte Victoire").

Dans un tel rapport, c'est d'abord le corps qui est sollicité ; c’est par lui, par la symphonie des sens pleinement éveillés (Ô sublimes aurores rougeoyantes du chemin !), tout autant que par ses douleurs, que j’ai le sentiment d’être partie prenante du cosmos, et plus loin, d’un réseau de significations oubliées, mais subitement régénérées. Les arbres, l’eau de la fontaine, les lapins, le renard, les serpents, les cigognes, mais aussi les hommes et femmes croisés sur le chemin, les paroles et les regards échangés, s’inscrivent alors dans un subtil réseau de sens.

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Comme l’ont bien vu nombre de philosophes - de Aristote à Nietzsche, en passant par Rousseau, Kant et bien d'autres -, la marche est propice à l’émergence de la pensée, à une incorporation, une lente et féconde rumination (pour reprendre l'expression de Nietzsche) qui permet aussi bien de forger des idées que d’en abandonner certaines autres.

La marche au long cours contribue à nous alléger des contraintes du moi et à nous ancrer tranquillement et progressivement dans une présence à soi. Comme dans le Tao, la randonnée entraîne une sorte de cessation ou de retrait de l'activité subjective - dépassement des limites du moi qui est source d'ouverture et de régénération. Quand elle a lieu sur un temps assez long et sur un rythme régulier, la randonnée transforme la problématique de l’ici et maintenant en celle, plus délicate, de la sensibilité à la durée, au moment qui passe. Durée qui est diffusion/infusion lente, silencieuse, à peine perceptible, de la présence, éveil sensoriel, primaire et animal. Petit à petit, le marcheur est renvoyé vers ce qui est finalement élémentaire, dans une rencontre nuptiale avec la nature, et, plus loin, en vertu de ce recentrage, avec ce qui fait notre commune humanité.

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Le livre de Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, montre bien les liens entre marche et pensée. En ce qui me concerne, j’ai particulièrement apprécié le thème de la différence "d’habiter" entre le marcheur et l’homme du commun : dans la vie commune, le passage entre deux lieux (entre domicile et travail, par exemple) est un moment de transport inessentiel au regard de ces deux lieux (le départ et le but) ; pour le pèlerin, au contraire, le « chez soi » essentiel est le dehors, le paysage traversé ; alors que les gîtes d’étape constituent les moments inessentiels et transitoires en question. Idée qui correspond en outre parfaitement à l’esprit de Compostelle, pèlerinage se caractérisant de façon spécifique par l’intérêt porté au chemin (et non au but) - contrairement  à ceux de Rome ou Jérusalem, par exemple.

Concernant plus généralement l’activité du marcheur, F. Gros illustre bien ce que j’appelle une phénoménologie du corps marchant quand il écrit :

 

"Quand on marche, rien ne bouge, ce n'est qu'imperceptiblement que les collines s'approchent, et que le paysage se transforme. On voit, en train ou en voiture, une montagne venir à nous. L'œil est rapide, vif, il croit avoir tout compris, tout saisi. En marchant, rien ne se déplace vraiment : c'est plutôt que la présence s'installe lentement dans le corps. En marchant, ce n'est pas tant qu'on se rapproche, c'est que les choses là-bas insistent toujours davantage dans notre corps"

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Sur un plan plus existentiel, le Chemin, ou la randonnée au long cours, vaut comme mise en abyme, concentré métaphorique de notre vie, avec, à chaque étape, ses joies, ses souffrances, ses diverses modalités relationnelles. Le chemin est une école : les moments de marche solitaire où l’on apprend à mieux se connaître et à éprouver ses limites acquièrent une intensité inédite. Nous sommes en effet reconduits à des besoins simples et primitifs : marcher, le gîte, le climat, les capacités et soucis du corps, le ravitaillement (le pèlerin n’est pas un touriste, il ne visite pas, ne lit pas ; il marche). Nous apprenons aussi que la joie est indissociable de la souffrance, que "la division du travail" est impossible en la matière et qu'elle suppose une acceptation plénière de la vie dans toutes ses composantes : "Sin dolor, no hay gloria !"

Ces périples nous conduisent enfin à mieux accepter notre solitude, et cette autonomie joyeuse s'avère source de rencontres plus authentiques, dans la mesure où elle devient accueil de l'autre, minimisant ainsi le risque de transformer cet autre en objet visant à combler notre manque.

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Le marcheur fait l'expérience des dimensions telluriques de sa pratique, laquelle pratique permet en effet aux ressources physiques enfouies ou oubliées de se manifester dans leur plénitude. Moments de liberté, d'expression de la puissance du corps, de joie de se sentir pleinement vivant.

En marchant, chaque nouvelle aube est attendue dans l’effervescence, comme source de rencontres et d’inconnu ; la marche est en ce sens bergsonienne : une manière de se rapprocher de la vie comme source intarissable d'éternelle nouveauté. On s’enchante d’une aurore qui, tel un premier matin du monde, infuse dans nos corps. Nous nous éveillons à l’unisson d’une nature, d'un paysage dont la présence s’installe lentement en nous.

C'est sans doute cette joie de la marche, et le sentiment de gratitude qu'elle procure, que David Lebreton exprime (Éloge des chemins et de la lenteur) quand il écrit :

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« Baigné de cette hospitalité qui semble porter ses pas, le marcheur éprouve une reconnaissance infinie, il se sent à sa juste place à l’intérieur d’un monde dont il sent combien il le dépasse mais l’accueille. Sentiment plein d’exister rehaussé par l’autorité qui se dégage des lieux. Vivre possède enfin une évidence lumineuse. Les marcheurs sentent souvent cette royauté qui les incite à repartir ».

ROYAUTE DU MARCHEUR
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23 janvier 2018 2 23 /01 /janvier /2018 10:53

Du fait de mes conférences et ateliers sur le thème du pardon depuis plusieurs années, je ne pouvais passer à côté de ce film dont le titre français renvoie immédiatement à ce dont il est question : Les panneaux de la vengeance. C'est la raison pour laquelle j'écris ces quelques lignes rapides, juste pour inciter le lecteur à aller voir ce merveilleux film.

 

 

 

 

Le film de Martin Mac Donagh est à mon sens une œuvre majeure. C'est aussi un film violent et dur, qui sent l'Amérique des "red necks" (les culs-terreux), du Sud profond, cette Amérique de l'inculture crasse, qui n'aime pas beaucoup les niggers et les fags (les pédés) - et qui a massivement voté Trump. Or, et c'est ce qui en fait un véritable chef d’œuvre, de toute cette rudesse émerge doucement une extraordinaire lueur.

 

Après des mois sans que l'enquête sur la mort de sa fille ait avancé, Mildred Hayes prend les choses en main, affichant un message controversé visant le très respecté chef de la police sur trois grands panneaux à l'entrée de leur ville (synopsis).

 

La puissance du film tient au thème et à son traitement, bien sûr, mais aussi à Mildred, incarnée par Frances Mac Dormand au sommet de son art, l'inoubliable policière enceinte de Fargo des frères Cohen. Sa présence stoïque, dure et impassible est tellement impressionnante qu'elle bonifie certainement le jeu de ses partenaires - et notamment celui de Woody Harelson (le shérif) et de Sam Rockwell (son adjoint) - lesquels ne sont pas en reste quoi qu'il en soit en termes d'interprétation. Il faut ajouter que le spectateur rit beaucoup - c'est un humour décoiffant, certes - ce qui n'est pas un mince exploit compte tenu de la thématique et du jeu rugueux des acteurs.

 

Je ne veux pas priver le spectateur du plaisir de la découverte. Disons simplement que le film bouleverse la notion de vengeance et remet en question son bien-fondé. Dès lors, il prend à contre-pied une longue tradition de revenge movies du cinéma américain où la violence est la meilleure arme pour rendre justice.

Pour finir, je dirai que le film a pour moi un intérêt philosophique au sens où il pourrait illustrer une approche phénoménologique de la puissance du pardon. En effet, de façon tout à fait improbable au regard du milieu culturel, comme une irruption temporelle, émerge de façon insensible au cœur du cycle infernal de la violence et de la vengeance ce qui ressemble à la possibilité de mettre un terme à ce cycle.

En ce sens, c'est aussi un film d'où l'espoir est loin d'être exclu, et je ne saurais trop encourager le lecteur à se précipiter pour le voir.

 

 

DE LA VENGEANCE ET DU PARDON
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16 janvier 2018 2 16 /01 /janvier /2018 10:15

Cet article conclusif revient de façon synthétique sur quelques éléments essentiels développés dans les cinq articles précédents. Il amorce aussi une réflexion sur la guerre à l'ère d'internet et des relations virtuelles

 

 

 

Rien de ce qui fait l'expérience humaine ne doit rester étranger au philosophe. S'il n'est pas obligé de tout traiter, rien de ce qui touche l'existence, en ce qu'elle engage la vie et la mort, ne peut être a priori hors de son champ, qu'il s'agisse de l'expérience des individus ou des peuples en tant que totalité. A plus forte raison la guerre qui synthétise cette expérience fondamentale.

C'est la raison pour laquelle je me suis efforcé de traiter cette question de la guerre à différents niveaux : j'ai d'abord évoqué les sources mythologiques et anthropologiques, ainsi que les diverses causes de cette expérience, puis le droit de la guerre et de la paix en tant qu'expérience humaine susceptible d'être régie juridiquement. J'ai ensuite insisté sur l'idée que la guerre, par rapport à une lutte à mort ou à la pure violence, avait pour spécificité d'être indissociable de l'histoire - voire d'être elle-même écriture de l'histoire. Plus précisément, si, originellement, la violence est à la source de la culture, de la civilisation et du mouvement de la pensée, comme l'ont montré Freud ou Girard, l'approche métaphysique montre que la guerre initie et accomplit le mouvement de l'Histoire, tant sur le plan des faits politiques et des frontières que sur celui de la pensée elle-même.

La violence, la guerre et l'histoire jouent donc un rôle majeur dans et pour la philosophie européenne. En ce sens, nonobstant l'horreur qu'elle a pu susciter, une composante spirituelle importante est attachée à la guerre. Dimension spirituelle qui s'est manifestée de plusieurs façons, lesquelles supposent des expériences certes très différentes, voire contradictoires. Dans chaque cas cependant, à l'aune du rapport à la mort, il s'agit d'une épreuve de vérité où est transcendé l'attachement aux "choses finies". Épreuve individuelle, mais aussi collective.

D'abord, sur le mode du haut fait moral comme sacrifice héroïque chargé de sens, la guerre dans laquelle l'individu met sa vie en jeu est perçue comme accomplissement, et cela dans la mesure où elle signifie l'intégration concrète de cet individu au sein d'une totalité qui le transcende. En même temps, au niveau de la communauté, elle signifie l'incarnation de l'idéal d'un peuple, la venue à l'existence de la substance éthique. 

A l'inverse, au cœur de l'horreur, sur le mode de la prise de conscience de l'absurdité de la guerre, de la fragilité et de la souffrance de l'individu, la guerre est révélation de la valeur du pardon, de l'amour et de la beauté d'une vie simple, débarrassée des idoles de la civilisation. Les deux approches sont certes très différentes ; mais, qu'il s'agisse d'éloge de l'héroïsme ou de révélation sur fond d'horreur, on peut dire qu'elle contient potentiellement cette dimension spirituelle.

 

 

GUERRE ET PAIX (6) - Conclusion; Guerre et post modernité

Guerre et postmodernité

La notion "post" tend à agacer parce qu'elle est désormais employée "à toutes les sauces" (post modernité, post vérité). Cependant, à défaut d'une définition rigoureuse, elle permet au moins de circonscrire le champs problématique de l'ère contemporaine.

Sommes nous parvenus à "la fin de l'histoire", comme l'a affirmé Francis Fukuyama dans son livre éponyme ? Après la chute du mur de Berlin supposé signer l'acte de décès du communisme, l'horizon mondial est-il celui d'un libéralisme triomphant, tempéré par un soupçon plus ou moins accentué de sociale démocratie ? Et dès lors, peut-on considérer que les conflits armés sont résiduels, de simples soubresauts au regard de cet horizon indépassable ? 

Accomplissement de l'histoire, de la raison et de la liberté au sens hégélien du terme, et fin du grand récit révolutionnaire communiste : telle serait la post modernité.

 

De fait, les grandes guerres "classiques" entre États rivaux ne sont plus d'actualité, et, qu'on le regrette ou non, ce libéralisme n'a plus réellement d'idéologie concurrente crédible au plan mondial. En ce sens, sauf à postuler un "choc des civilisations" lié à un supposé retour du religieux - choc global peu probable dans la mesure où bon nombre d'individus des sociétés non occidentales aspirent eux aussi à cette société libérale -, nous somme bien entrés dans une période post historique. Bien sûr, le réel étant ce que l'on n'attend pas, une guerre nucléaire reste possible - moins improbable depuis quelques années compte tenu des personnalités en présence. Mais, on pourrait dire cyniquement qu'elle ne remettrait pas vraiment en cause l'idée de fin de l'histoire ; au vu des dégâts qu'engendrerait un conflit nucléaire, il faudrait sans doute parler alors de post apocalypse !

 

On ne peut donc plus guère parler de guerre classique. Ce qui n'empêche pas de nombreux conflits de par le monde. A cet égard, je me citerais moi-même (dans ce même blog - De la radicalisation) : il me semble que le moteur fondamental de ces conflits, tout comme celui de l'action terroriste, est d'abord à rechercher du côté de la violence de la lutte pour la reconnaissance de la singularité, lutte à mort pour la liberté décrite par Hegel comme ce qui constitue le fond tragique de l'histoire humaine. Certes, dès lors que nous sommes entrés dans la nouvelle ère évoquée plus haut, cette lutte à mort n'a plus grand chose à voir avec la description grandiose de Hegel ; caricature post moderne d'elle-même, débarrassée de sa gangue métaphysique, il n’est plus question de dialectique et d’avènement de l'Esprit. Culte insensé de la mort en ce qui concerne le terrorisme, ricanement macabre de la philosophie de l'histoire, c'est plutôt une lutte désespérée et dérisoire, vouée à l'échec, pour ne pas disparaître dans ce grand engloutissement - ou plutôt pour y disparaître avec fracas. Autrement dit, la dimension spirituelle de la quête de la liberté a disparu avec la fin de l'histoire, mais le moteur de la lutte pour la reconnaissance, lui, fonctionne encore, en hoquetant, dans un dernier soubresaut privé de sens (ou d'essence).

En ce qui concerne la question du terrorisme d'une façon plus générale, je renvoie le lecteur aux trois articles suivants de ce blog : De la radicalisation, Apprendre à mourir, Déracinement et crise salvatrice.

 

 

 

De la guerre virtuelle

Perte de l'autorité ontologique de la nature, de l'histoire et de la guerre, cette dernière tend à s'abolir dans son spectacle télévisé, dans une représentation d'elle-même. A cet égard, en 1991 Baudrillard écrivait dans un texte au titre délibérément provocateur, La guerre du Golfe n'a pas eu lieu, les lignes suivantes :

 

«On a parlé de guerre chirurgicale, et il est vrai qu'il y a quelque chose de commun entre cette destruction in vitro et la fécondation in vitro . Celle-ci aussi produit un être vivant, mais elle ne suffit pas à faire un enfant. Un enfant, sauf dans le Nouvel Ordre génétique, est issu d'une copulation sexuée. La guerre, sauf justement dans le Nouvel Ordre mondial, naît d'un rapport antagonique, destructeur, mais duel, entre deux adversaires. Cette guerre-ci est une guerre asexuée, chirurgicale, war processing, dont l'ennemi ne figure que comme cible sur un ordinateur, tout comme le partenaire sexuel ne figure que comme un nom de code sur l'écran du Minitel rose. Si on peut parler de sexe dans ce cas-là, alors la guerre du Golfe, elle aussi, peut passer pour une guerre."

 

Le texte fut abondamment critiqué, le sociologue étant accusé d'abandonner le laborieux travail de terrain de sa profession au profit d'intuitions peu fondées et de l'élégance du style. Ces critiques étaient pour partie assez justes, mais ce texte signale assez bien malgré tout la nouvelle configuration de la guerre où les dimensions spirituelles ou d'héroïsme évoquées dans les articles précédents ne sont plus de mise.

Sans être un pur chef d’œuvre, le film d'Andrew Niccol, Good Kill, illustre bien à cet égard la nouvelle condition du soldat dans un contexte de sophistication technique avancée :

 

"Le Commandant Tommy Egan, pilote de chasse reconverti en pilote de drone, combat douze heures par jour les Talibans derrière sa télécommande, depuis sa base, à Las Vegas. De retour chez lui, il passe l’autre moitié de la journée à se quereller avec sa femme, Molly et ses enfants. Tommy remet cependant sa mission en question." (synopsis)

 

En fait de sacrifice pour son pays, il ne reste plus au commandant Egan, le personnage principal (incarné par Ethan Hawke) - que je n'ose appeler le héros du film -, qu'un étrange sentiment d'irréalité. L'alcool, le dégoût, la dépression et des tendances suicidaires le guettent. Que reste-t-il de ce qui fait l'honneur, voire l'identité du soldat ? N'est-il pas un simple tueur ? Egan demande d'ailleurs à son supérieur pourquoi il doit venir à la base en uniforme. Comme dans toute guerre, des conflits éthiques se présentent : faut-il lancer un missile sur une maison où des chefs terroristes sont réunis exceptionnellement alors que des enfants sont en train de jouer sur le perron, et qu'ils seront tués inévitablement ? Ces dilemmes sont résolus avant même qu'Egan ait son mot à dire. Il se voit réduit au statut d'un simple exécutant de la CIA, qui doit juste appuyer sur un bouton.

 

De la lance au drone en passant par l'arbalète, le fusil, le char et le bombardement, il existe une constante de la guerre : donner la mort à l'ennemi. Mais, d'une part, cet ennemi est de moins en moins identifiable dans des guerres qui ne se font plus d’État à État et dans des régions où l'informateur de la veille peut être le même homme que celui qui va commettre aujourd'hui un attentat. Situation très stressante des soldats à cet égard, d'autant plus que leur mission consiste bien souvent à maintenir la paix. D'autre part, l'hyper modernité de la technique modifie aussi les composantes de la guerre traditionnelle.

Une approche philosophique de cette nouvelle donne est nécessaire, mais c'est un travail de longue haleine qui requiert plus que l'espace d'un article et un véritable travail de fond que j'entreprendrai ultérieurement.

GUERRE ET PAIX (6) - Conclusion; Guerre et post modernité
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9 janvier 2018 2 09 /01 /janvier /2018 10:12

Ce cinquième article s'attache à montrer la réaction anti-hégélienne de penseurs comme Rosenzweig, Levinas ou Tolstoï. Leur expérience de la guerre les amènent, à l'encontre des métaphysiciens allemands, à faire droit aux individus dans leur singularité souffrante et à la beauté d'une vie simple.

 

 

 

Le tournant particulariste de la philosophie

Ce que j'appelle la réaction anti-hégélienne concerne un certain nombre de penseurs opposés à la philosophie de l’Histoire évoquée dans l'article précédent, laquelle appréhende les hommes uniquement comme éléments de totalités. A cet égard, plusieurs auteurs sont particulièrement pertinents concernant la question de la guerre en ce qu'ils participent de ce qu'on appelle "le tournant particulariste de la philosophie".

Le philosophe juif Rosenzweig, puis dans son sillage Levinas, nous intéresse de par son expérience de la guerre, de la souffrance et de la mort en « première personne ». Rosenzweig écrit son œuvre majeure, L’étoile de la rédemption, dans les tranchées allemandes de la guerre 14-18, entre deux attaques, sur des bouts de papier, de cartes postales, etc., qu’il compilera après-guerre alors que les séquelles des combats l’auront rendu infirme. Pour lui, la mort n'a rien à voir avec une abstraction logique, un quelconque négatif. Dans la violence des combats, sous le sifflement des balles et dans le fracas des obus, la mort me vise concrètement et à la première personne ; « je » tremble d’effroi. Et ce « je » qui, de terreur, se recroqueville dans la terre en appelant sa mère, est celui qui se révèle dans la guerre, en ce que l’individu est de plus unique. Or, cette protestation de l’individu singulier face à la mort réelle n’a jamais été entendue par la philosophie.

Chez Rosenzweig et Levinas l’expérience de cette mort dans toute sa violence fournit donc une base de relecture et de renouvellement de la Tradition philosophique occidentale. On ne peut plus philosopher de la même manière après Auschwitz, nous dira Levinas. Inversion des priorités : primauté de l’éthique, et non de l’ontologie, de l'épistémologie ou de la politique. Concrètement, cela signifie qu’à l’aune de cette nouvelle approche de la mort, c’est toute la Tradition philosophique depuis l’Antiquité qui est remise en question ; et plus particulièrement l’idée - épicurienne ou stoïcienne - visant à minorer la peur de la mort, à montrer qu’elle n’est pas à craindre, etc. Pour Rosenzweig, au contraire, la crainte de la disparition du « je » singulier, de ce « je » qui crie d’effroi devant la mort, doit être conservée.

Certes, il ne s’agit pas de cultiver pour lui-même un douteux sentiment masochiste de peur, mais de penser et de transformer cette crainte pour la fragilité du « je » de telle sorte qu’elle devienne un principe éthique de veille pour la fragilité de l’Autre. Mais comment se manifeste cet Autre ? Phénoménologiquement, l’Autre ne doit pas être abordé sous le régime de la connaissance, celle-ci comportant une certaine violence. En effet, elle consiste toujours, en tant que processus universalisant, à réduire les caractéristiques singulières et sensibles d’un individu afin de les faire correspondre à des catégories conceptuelles. L’Autre - avec un A pour signifier qu’il s’agit de l’individu singulier et unique, et non celui qui est pris dans la masse des totalitarismes - n’est pas à connaître, mais à reconnaître. C’est donc sur le plan de l’éthique que l’Autre se manifeste, comme la rencontre fondamentale et première qui ouvre des horizons infinis. Le visage symbolise cette rencontre de l’Autre, en tant qu’il ne peut se réduire à la somme de ses organes, et qu’il manifeste cette fragilité de l’individu dans sa singularité. Le visage de l'Autre m’assigne en quelque sorte, au sens où il est « le lieu de la décision éthique », écrit Levinas. Je peux évidemment vouloir profiter de cette fragilité, mais je peux aussi m’en sentir responsable : Le visage de l’Autre me dit « Tu ne tueras point ». Transcendance de cet Autre qui devient incarnation du divin.

 

De par sa fine conception de la temporalité et de l’histoire, Tolstoï s’oppose d’abord en tout point à la philosophie de Hegel. De par sa non moins subtile conception des mouvements humains, il prend corrélativement le contre pied de Clausewitz, le philosophe prussien de la guerre.

Tout d’abord, Tolstoï (dans Guerre et paix, mais aussi dans Anna Karénine) exclut réciproquement raison et Histoire. Inspiré en cela par Schopenhauer, Tolstoï considère que l’Histoire est absurde, un théâtre où se reproduisent toujours, à quelques variantes près, les mêmes évènements. Sur la scène du monde, le fond de vouloir-vivre est toujours le même, seuls quelques masques différents modifient à la marge la représentation. Finalement, avoir lu Hérodote suffit à tout comprendre. De ce point de vue, la guerre n’est pas cette fameuse raison en marche vers son accomplissement, mais déshumanisation pure et simple, "un évènement contraire à la raison et à la nature humaine".

Plus loin - et c’est le plus intéressant -, ces prémisses conduisent Tolstoï à refuser la grille de lecture classique des historiens qui, pour expliquer les batailles, invoquent les rois, les généraux, les décisions des stratèges, etc. Il adopte pour sa part une grille de lecture de la guerre d’une technicité plus fine ; elle consiste à étudier « les éléments homogènes, infinitésimaux, qui gouvernent les masses ». 

C’est donc par l’intermédiaire du calcul différentiel que la conception de Tolstoï s’oppose frontalement à celle de Clausewitz, admirateur de Napoléon, le "génie de la guerre" (et adepte d’une mathématique élémentaire). Pour Tolstoï, la guerre est une confusion : une quantité infinie d’évènements infiniment petits relevant du calcul infinitésimal ; dès lors, il s’agit d’intégrer toutes les différentielles, d’en faire la somme, mais chaque différentielle a la même valeur (le moral des troupes a même valeur que l’ordre d’un général, qui peut être plus ou moins suivi d’effets en fonction d’autres différentielles de valeur toujours égale).

A l’opposé, pour Clausewitz cette quantité de différentielles est réductible à quelques évènements singuliers de grande envergure -  ce qui implique les notions de « génie » et de « projet stratégique ». Grâce à son plan/projet, le chef domine le temps présent, gère l’imprévu, etc. Le chef est un politique, un être supérieur et libre qui voit loin. Sa compréhension générale ramène les différentielles à une estimation mathématique élémentaire.

Tout en s’attachant à une problématique propre - l’histoire et la guerre - Tolstoï, dont la valeur philosophique est ici indéniable, préfigure de façon frappante les analyses ultérieures de Bergson sur la distinction entre le temps des horloges (qui prend pour modèle l'espace) et la durée (La pensée et le mouvant). Tolstoï en effet n’admet pas que ces différentielles puissent dépendre d’un esprit humain qui en opèrerait la simplification par réduction. Comme Bergson, il voit bien qu’il existe une continuité absolue du mouvement, continuité non paramétrable objectivement, incompréhensible pour le raisonnement humain. Le stratège, obligé de fractionner de façon artificielle le temps, ne peut saisir ainsi le mouvement interne de la durée authentique. Il ne peut que s’en déconnecter - et donc se tromper.

Dès lors, de façon très fine, Tolstoï critique aussi bien la logique prospective du stratège (les plans du chef) que la logique rétrospective de l’historien, et donc celle de Hegel. La guerre, nous dit-il, une bataille, n’est jamais qu’une confusion où les mouvements de masse des hommes obéissent à des lois indéterminées. Un certain fatalisme régit ces mouvements - et la philosophie de l'écrivain. Paradoxalement, les grandes décisions émergent « après », du chaos des évènements qu’elles n’ont jamais déterminé. Ce n’est jamais qu’une illusion rétrospective qui nous amène à penser l’ordre du chef ou la décision stratégique comme décisif dans ce qui est advenu – cet acte du chef n’étant que l’expression du mouvement du peuple. C’est en fonction de ce qui est advenu - et donc après coup - que l’on isolera rétrospectivement et arbitrairement l'une des différentielles - un ordre, un acte -, qui deviendra alors, dans notre esprit, décisif comme principe de ce qui est advenu. Cet acte n’est en fait qu’une différentielle parmi d’autres du mouvement général, et toute advenue d'une autre situation aurait isolé une autre différentielle, de façon tout aussi illusoire.

Dans des lignes admirables de la fin du T II de Guerre et paix, Tolstoï oppose ainsi Napoléon et Koutouzov en 1812. Napoléon, le grand stratège, ne commet pas d’erreur, et ses plans sont tout aussi bons qu’en 1806 et dans les batailles précédentes. Koutouzov, lui, est critiqué par ses officiers et le Tzar. Il refuse les actions militaires spectaculaires qui pourraient procurer la gloire aux officiers. Mais, il est proche de ses hommes et de l’esprit de son peuple. Sans réelle stratégie rationnelle, il perçoit intuitivement la situation (de même que, chez Bergson, la durée, fait l'objet d'une saisie intuitive, contrairement au temps des horloges). En empathie avec ses hommes, il est ainsi sensible à leurs mouvements infinitésimaux, tout comme à ceux de l’ennemi. Il perçoit intuitivement la logique de la somme de mouvements infinitésimaux qui conduisent très progressivement les français à la retraite, et à la défaite. C’est ainsi que, sans coup d’éclat, il raccompagne dans l’hiver russe la Grande armée de Moscou jusqu’à la frontière, préfigurant la chute de l’Empereur.

 

De la première à la seconde vie

Tolstoï avait lui-même connu le feu durant la guerre de Crimée contre la Turquie. La chute de Sébastopol en 1855 le dégoûte définitivement du métier de soldat. Parmi bien d'autres personnages, Guerre et paix met en scène des jeunes gens brillants qui brûlent plus ou moins leur jeunesse dans d'interminables fêtes Saint Pétersbourgeoises. Comme tout bon aristocrate russe, lorsque l'heure est venue ils s'engagent avec un certain enthousiasme et un sens du devoir certain pour la défense de la patrie en danger. Mais, leur expérience du feu est à la source d'une révélation très éloignée de celle de l'héroïsme. Au cœur de l'horreur, cette expérience débouche sur une sorte d’éclair de lucidité où se révèle un sentiment profond d’humanité.

Ainsi, chez le Prince André Bolkonski, le contraste entre la beauté fugitive, celle de l’innocence d’un oiseau posé sur un brin d’herbe, et un obus qui vient fracasser cette scène, confère à la vie sa valeur et sa pleine signification. Chez le Comte Pierre Betzoukov, prisonnier des français lors de la retraite de Russie, une révélation se produit, un regard nouveau empreint d’amour de la terre, de la sainteté du petit peuple russe (incarné par le généreux Platon Karataïev, compagnon d'infortune de Pierre), et une pleine reconnaissance de la valeur des choses simples de la vie. Blessé, étendu sur le champ de bataille, André réalise qu'il voit réellement pour la première fois le mouvement des nuages et les êtres les plus humbles autour de lui ; ce sentiment d'appartenance à la vie universelle du cosmos devient une expérience fondatrice qui lui servira désormais de guide.

Autrement dit, "l'expérience-source d'évolution existentielle" que j'évoquais dans l'article précédent se manifeste ici sous des formes bien différentes de celles décrites par Hegel - et elle met surtout en jeu la puissance du pardon, avec la paix comme horizon.

 

Cependant, la critique de la guerre se prolonge chez Tolstoï en une critique radicale des idoles – Église, État, culture – qui façonnent la civilisation occidentale. On retrouve ainsi le vieux fond de méfiance, commun à Tolstoï et Dostoïevski, envers cette civilisation susceptible de conduire à la perte des valeurs simples et essentielles.

Pour Tolstoï, l’homme ne peut à la fois être bon et civilisé, pacifique et cultivé. Sur le plan personnel, c’est une très profonde dépression qui conduit le comte Tolstoï, écrivain pourtant unanimement aimé, reconnu et riche, au bord du suicide. Son Salut, il le trouvera grâce à une conversion spirituelle où il adoptera la religiosité simple du petit peuple. Cette régénération, qui constitue une toile de fond romanesque des grands écrivains russes, il la décrit dans « Que dois-je faire ? » : l’écrivain prône un retour à une vie simple, auprès de son poêle, avec son matériel d’écriture, faite essentiellement de non-violence et d'attention aux vies les plus humbles (Zweig contestera cette posture radicale consistant à rejeter toute la culture européenne; mais force est de constater que Zweig, lui, finira par se suicider en 1942).

Grand admirateur de l’écrivain russe, Gandhi saura retenir la leçon, et dans son sillage M.L. King et Mandela, ces apôtres de la paix qui se seront efforcés de lutter pour l'émancipation et l'indépendance de façon non violente.

 

Le sixième et dernier article conclusif reviendra sur ce parcours et ouvrira sur la question de la guerre dans notre post modernité

 

GUERRE ET PAIX (5) - La singularité individuelle
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3 janvier 2018 3 03 /01 /janvier /2018 20:10

Pour faire suite à la fin de l'article précédent sur la philosophie fichtéenne de la guerre, il s'agira dans ce texte d'une approche métaphysique de ce phénomène.

 

 

 

Phénoménologie de la guerre

Pour les femmes et les hommes de ce début de 21ème siècle un certain type de discours sur la guerre est devenu inaudible. Elle évoque maintenant pour nous la boucherie de 14-18, la mort industrielle de 39-45, les enfants soldats, les attaques chimiques dont sont victimes certaines populations aujourd'hui encore, et bien sûr le risque nucléaire. Dès lors, ces représentations horribles chargées d'émotion ne permettent plus d'avoir accès aux dimensions morales, métaphysiques et spirituelles de ce phénomène.

Mais, la tâche du philosophe consiste à opérer au-delà de ces couches sédimentées de représentations et d'émotions pour retrouver des sources plus originaires de cette expérience. De ce point de vue, on ne saurait faire l'impasse sur l'aventure de la guerre comme vecteur de vérité dans la vie d'un homme. Que ce soit René Char qui affirme s'être réellement révélé à lui-même dans la Résistance, ou Sartre qui considère que la vérité d'un homme se révèle, non par l’œdipe, mais dans la confrontation avec la mort, la guerre vaut aussi comme cet approfondissement vers une vie plus authentiquement libre. Si "nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation allemande" (Sartre), ce n'est certes pas parce que le régime nazi d'occupation proposait une formidable expérience de démocratie, mais bien parce que, confrontés au risque de la mort, tous nos actes, nos pensées et nos paroles prenaient alors une valeur infinie. Autrement dit, loin de renvoyer uniquement à la dimension barbare de l'humanité, il est bien possible que la guerre ait à voir avec ce qu'il y a de plus élevé en l'homme.

Il s’agit donc ici d'oublier un moment les images horribles qu'inspire la guerre pour la laisser se manifester comme phénomène dans ses diverses dimensions, et plus particulièrement dans son rapport à l'esprit. En fait, il s'agit de voir aussi la guerre comme ce que j'appelle "une expérience-source d'évolution existentielle". Révélatrice de la vérité d'un homme, on ne saurait nier non plus qu’elle est source d’idéal et productrice de mythe, voire de culture, toute la mythologie en témoigne. La guerre est donc un Janus, en ce sens qu’on trouve en elle « un élément moral qui fait d’elle la manifestation la plus splendide et en même temps la plus horrible de notre espèce » (Proudhon).

Dans cet ordre d’idées, Hegel prolonge la réflexion de Fichte (article précédent) et assigne une signification supérieure à la guerre : c’est par elle que les peuples s’élèvent au-dessus des choses finies qui tendent à se fixer. La guerre est spiritualisation, transcendance des besoins et attachements matériels. Inversement, dans l’opulence de la paix, la santé spirituelle d’un peuple tend à se dégrader au profit de soucis individualistes - par exemple, ceux qui seraient liés aujourd’hui à la consommation et à la rivalité mimétique qu'elle entraîne. C’est ainsi que tend à se corrompre la « substance éthique » du peuple, nous dit Hegel. Dès lors, il en conclue qu'il est des moments où la guerre s’avère une entreprise régénératrice.

Hegel ne rêve pas de paix perpétuelle. Les États vivant entre eux à l’état de nature, les nations trouvent dans la guerre à l’extérieur la force d’unification permettant de maintenir la paix à l’intérieur. On ne se pose qu'en s’opposant. Pour toutes ces raisons, la guerre est ainsi perçue comme la grande purificatrice.

C’est peut-être moins connu, mais l’éloge de l’héroïsme, de la guerre régénératrice et du sacrifice pour la communauté est déjà présent en toutes lettres chez Rousseau (Discours sur les sciences et les arts), qui fait de ce point de vue l'apologie de l'Antiquité gréco-romaine. Pour lui, il faut être dur à l’étranger, celui-ci n'étant pas un citoyen, un membre du corps politique. Plus loin, l’individu n’a d’existence authentique qu’au sein de la communauté pour laquelle il se sacrifie. L’amour de la patrie s’accomplit dans la guerre par laquelle l’individu rejoint le niveau de la totalité. On pourrait dire que ce point de vue (même s’il est chronologiquement antérieur au Contrat social) est une conséquence ultime du mouvement par lequel, dans le moment du pacte social, l’individu devient citoyen en se fondant dans le corps politique dont il devient membre.

Quant à Hegel, reculons d'un cran pour revenir brièvement sur le thème de la lutte à mort pour la reconnaissance : l’homme est cet être particulier qui a besoin de se prouver à lui-même qu’il est plus qu’un être-là (Dasein) destiné à persévérer dans son être, comme tous les autres êtres de la nature, uniquement régis par des lois biologiques. Il a besoin de se prouver qu’il a une autre destination que celle consistant à dérouler un programme génétique, qu'il est un être libre et spirituel (ce qui est la même chose) capable de s’élever au-dessus des déterminations naturelles. Et la plus fondamentale d’entre elles, criterium de ces déterminations, est celle qui commande de sauver sa vie. Or, comment se prouver à soi-même que l’on est capable de s’émanciper de la peur de la mort, si ce n'est en le prouvant à une autre conscience, dans une lutte à mort pour se faire reconnaître comme cet être libre ?

Certes, les guerres ont eu de multiples occasions (aller récupérer Hélène à Troie, par exemple) - lesquelles sont affaires d'historiens. Mais, plus fondamentalement, c'est cette lutte, cette fierté (ce que le philosophe contemporain Peter Sloterdijk appelle la thymotique - du grec thymos : le cœur, le courage) qui constitue le moteur de l'histoire. Ce qui fait la différence avec la lutte pour la survie de l'évolution animale. D'ailleurs, on ne voit pas très bien comment la guerre de Troie aurait pu être aussi horrible et durer si longtemps pour les beaux yeux d'Hélène simplement. Mais, Hegel nous montre que même dans la guerre de tous contre tous de l'état de nature dont parle Hobbes, et contrairement à ce que nous dit ce dernier, il y a déjà du spirituel, puisque c'est au fond cette lutte pour (é)prouver la liberté qui est en jeu.

On ne se construit pas seul, mais dans un rapport à l'autre qui est loin d'être pacifique. Plus loin, il s'agit d'une aventure métaphysique puisque c'est par ce mouvement relationnel (et non solitaire, comme le pensait Descartes) que s'est construit un Sujet qui dépasse le cadre des individus singuliers. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une relation très violente - expérience qui débouchera sur celle, historique, de la relation entre le maître et le serviteur (sur laquelle nous ne reviendrons pas ici).

Pour ce qui concerne notre problématique, nous dirons que, de cette lutte à mort pour la reconnaissance de la liberté à l’accomplissement de l’universel, la logique est toute tracée. En effet, dépasser la peur de la mort, prouver sa liberté en dominant la nature est une chose importante, certes, et sans doute valorisante ; mais elle est insuffisante. Chez Kant, risquer sa vie n'a de valeur qu'en vue d'une idée morale. Chez Hegel, cela ne prend sens réellement que si ce sacrifice a une destination universelle – sous la forme concrète de la défense militaire de l’État en tant que tout auquel je m'intègre par là-même. L’aventurier, le truand, le casse-cou en mal de grand frisson ne peuvent se prévaloir d’une telle destination spirituelle. « L’authentique courage des peuples cultivés consiste à être prêt à se sacrifier pour l’État, de telle sorte que l’individu n’est plus qu’un entre beaucoup. L’important n’est pas le courage individuel mais l’intégration dans l’universel » (Philosophie du droit § 327).

Plus loin, c’est le sens ultime d’une communauté humaine qui s’accomplit ainsi, dans la mesure où c’est seulement sous cette forme qu'elle transcende les attachements matériels, intra-mondains, et les conflit afférents entre particuliers. C'est dans ce moment de la guerre que l’esprit de cette communauté trouve à s’incarner concrètement dans l’histoire - à s'historiciser. C’est cet engagement militaire qui permet d’amener à l’existence l’idéalité elle-même, ce que Hegel appelle "la substance éthique" d'un peuple. « La guerre est l’esprit et la forme dans lesquels les moments essentiels de la substance éthique, c’est-à-dire l’absolue liberté de l’essence éthique autonome à l’égard de tout être déterminé, est présent dans l’effectivité et la confirmation de soi de la substance éthique » (Phénoménologie de l’esprit, T. II).

Hegel ne rêve pas de paix universelle à venir sur le modèle cosmopolitique kantien - modèle qu’il décrit d'ailleurs comme une illusion, une abstraction déconnectée de la réalité du mouvement même de l’histoire - au même titre d’ailleurs que l’individualisme de « la belle âme ». Entre le cosmopolitisme de Kant et le patriotisme de Hegel (et Fichte), deux conceptions s’affrontent clairement, dont les échos résonnent encore pour nous aujourd’hui dans les débats autour de la question de la construction européenne : quand, dans le débat d’entre deux tours, E. Macron rejette une certaine idée du patriotisme comme génératrice de guerre et qu'il indique qu'il entend privilégier l’idée européenne, il se place clairement du côté kantien.

S’il ne rêve pas, Hegel n’en prend pas moins acte d’un achèvement (au deux sens de « terme » et de « but »). Sur fond de lutte (inconsciente) pour la reconnaissance, toutes les violences et les souffrances des guerres n’étaient jamais que ruse de l’Histoire et de la raison, le chemin du négatif, la voie dialectique par laquelle l’esprit et la liberté se sont manifestées concrètement (de l’en soi au pour soi). L’esprit, la raison, la liberté (qui sont tout un) s’incarnent enfin dans l’Histoire, y mettant ainsi un terme. Là est tout le sens de la fameuse maxime du philosophe : "Tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel".

Mais quelle est cette fin de l’Histoire (terme et finalité) dont nous parle Hegel ? Concrètement, il s'agit de l’avènement de l’État moderne, lequel prend en la circonstance figure humaine - celle de l’Empereur. De fait, en 1806, alors qu’il entend tonner au loin le canon devant Iéna, Hegel achève La phénoménologie de l’esprit. Certes, Napoléon est un grand batailleur, un "génie" militaire, mais il est aussi un grand législateur. Pour Hegel, l’État et la liberté s’incarnent, mais aussi la justice qui s’accomplit dans la guerre ; le philosophe fait complètement sienne la formule de Schiller : « L’histoire du monde est le tribunal du  monde ».

Au regard des considérations fichtéennes et hégéliennes (sans même parler de Heidegger), le lecteur peut légitimement estimer qu'un terrain favorable était ainsi dégagé pour les totalitarismes. Sous forme de boutade, un commentateur a pu dire que la guerre entre Staline et Hitler n'était jamais qu'une guerre entre hégéliens de gauche et de droite. Cette formule comporte une part de vérité. Divers penseurs anglo-saxons ne se sont d’ailleurs pas privés de tracer une généalogie du nazisme qui remonte aux métaphysiciens allemands. Plus loin, c’est tout le mouvement de la Métaphysique depuis Platon qui est parfois condamné comme un échec grave de la pensée occidentale.

La question de l’héritage dont a bénéficié le nazisme est complexe, et sujette à bien des débats. Toute téléologie (pensée des fins dernières de l’humanité) suppose de fait une hiérarchie au sein de laquelle certains peuples, ethnies ou religions sont perçus comme dépassés, en déficit au regard de cette finalité universelle, alors que d'autres s'en approchent. Des questions sont donc légitimes ; en même temps, les théoriciens nazis ont tous rejeté Fichte et Hegel, les doctrines, trop universalistes, de ces penseurs ne fournissant pas d’outils conceptuels biologiques susceptibles d’alimenter et de légitimer leurs entreprises racistes d’exclusion, de ségrégation et d’extermination.

Hegel est certes critiquable. Mais le rendre responsable de certaines dérives, n’est-ce pas s’en prendre au thermomètre ? Sa pensée philosophique, grandiose et tragique, est-elle finalement beaucoup plus qu’une « simple » grille d’intelligibilité d’un certain nombre de phénomènes humains et historiques ? Hegel est l’un des derniers grands philosophes du sens de l’Histoire (avant Marx). Comme la chouette de Minerve qui prend son envol à la tombée du jour, le philosophe donne un sens à l’Histoire qui touche à sa fin.

Avec la question de la lutte pour la reconnaissance, Hegel nous permet par exemple de saisir aujourd’hui plus clairement des enjeux qui touchent à la question du terrorisme, et qui se seraient présentés à nous de toute façon dans toute leur violence. Il nous montre que l’homme a sans doute besoin de s’élever au-dessus de lui-même, de transcender sa condition, et peut-être pour cela de dépasser les formes de l’individualisme effréné contemporain, voire d’un cosmopolitisme perçu comme quelque peu abstrait. Mais ce dépassement, s’il doit prendre la forme de l’accomplissement d’un idéal commun, peut-il s’effectuer par d’autres voies que l’éloge de la guerre et du sacrifice ? Comment pointer vers un idéal permettant à la jeunesse de se transcender, sans pour autant en passer par la violence radicale ? Il est permis de douter que le sport de compétition (comme le préconise F. Fukuyama) fournisse une alternative crédible et suffisante.

Cependant, un autre sentiment de malaise pointe avec une évidence certaine à la lecture de ces philosophes de l’Histoire : à aucun moment ne semble prise en considération la souffrance de l’individu dans sa singularité, malmené par la violence de l’Histoire. Cet individu est toujours quantité négligeable, pris dans une totalité qui est la seule entité pertinente d’analyse. La violence des guerres est d’ailleurs interprétée, non comme souffrance, mais en termes de logique, sous la forme de « négatif » de l’Histoire !

Cette prise en considération de l’individu dans sa singularité, de sa souffrance et de sa fragilité, et corrélativement de la valeur et de la beauté d’une vie attachée aux choses simples, viendra de philosophes et d’écrivains qui revendiquent d’autres sources que les seules racines grecques - et notamment la Bible et les Évangiles (mais pas seulement). Ils nous montreront que s'il est toujours pertinent d'évoquer une expérience spirituelle de la guerre, celle-ci peut prendre des formes très différentes.

 

Le prochain article portera sur les philosophes anti-hégéliens et sur une expérience de la guerre qui est à la source de ce que l'on a appelé le tournant particulariste de la philosophie.

GUERRE ET PAIX (4) - Spiritualité de la guerre
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22 décembre 2017 5 22 /12 /décembre /2017 09:58

Après des essais de définition de la guerre classique et de la guerre civile, dans cet article nous nous intéressons d'abord à la guerre comme fait d'expérience susceptible d'être régi par un droit, puis aux difficiles conditions de la paix.

 

 

 

Le droit de la guerre

Le droit de la guerre et de la paix par Hugo Grotius (1625) constitue un moment décisif et originaire du droit international. Grotius commence par prendre acte du fait de la guerre. Elle est un fait d’expérience (« une manière de vider les différents par la voie de la force ») qu’il convient d’accepter comme tel et de régir par un droit, au lieu de le condamner systématiquement, et surtout de façon stérile. Avant Grotius, toute guerre était injuste et condamnable, à l’exception des guerres Saintes - ce qui laissait de la marge pour bien des possibilités de guerroyer (pensons aux croisades).

Les choses s’inversent désormais de façon fondamentale : certaines guerres peuvent être justes (légitime défense, recouvrement d'une dette, punition d'un coupable, etc.), mais la différence de religion ne peut absolument plus justifier une guerre. Cependant, que la légitime défense devienne un droit éminent constitue certes une avancée, mais cela permet de mieux comprendre l’obsession des États belliqueux de trouver une première agression à laquelle ils ne feraient que répondre, un premier mort comme prétexte à l’engagement des hostilités (invasion de la Pologne par la Wehrmacht en 1939, suite à une supposée agression des polonais).

Un « droit des gens » et un "droit de la paix", issus de la commune volonté des peuples et de conventions internationales, voient ainsi timidement le jour au 17ème siècle, de même que l’introduction en son sein d’une sorte de religion naturelle avec un minimum de règles communes et un socle de valeurs morales. Ces droits, ancêtres lointains des conventions de La Haye et de Genève, prennent la forme d’un corpus systématique et autonome où sont privilégiés des éléments devenus fondateurs : la distinction combattants/non combattants, l’idée de zones de sécurité pour les civils, l’interdiction du pillage, des traitements humains envers les prisonniers, une punition plus importante dans les guerres injustes pour les chefs que pour les simples exécutants.

Certes, le chemin sera encore long - la recommandation de traitement humain des prisonnier fait appel à la charité chrétienne, et ne relève pas encore chez Grotius d'un droit positif susceptible de sanctions -, mais nous trouvons là les prémisses d'un droit international appelé à une histoire féconde.

 

Vers la paix perpétuelle

Il est intéressant de prolonger la problématique du droit de la guerre et de la paix par a réflexion de Kant. L'expression kantienne (Vers la paix perpétuelle), titre de l'un des livres les plus accessibles du philosophe de Königsberg, est-elle la manifestation d'une naïveté de doux rêveur ? Est-elle le signe d'une conception irénique de la nature humaine ? Loin de cette naïveté, Kant est sans illusion : l'homme est fondamentalement mauvais, "un bois courbe" (Luther), et « La guerre… paraît greffée  sur la nature humaine ». Certes, il peut s’agir d’un rêve pour l’individu concret, mais la question n'est pas là : pour la raison, que le philosophe a le devoir de servir, c’est une idée nécessaire, une  exigence. « La question n’est pas de savoir si la paix  perpétuelle est possible ou non en réalité… mais nous devons agir comme si la chose, qui peut-être ne sera pas, devait être cependant ».

La position kantienne semble paradoxale au premier abord : il est en effet très clair sur la nature fondamentalement mauvaise de l’homme, les enfants eux-mêmes étant cruels, assoiffés de domination, etc. De ce point de vue la situation est désespérée, et il ne faut surtout pas attendre quoi que ce soit de la nature des hommes pour parvenir à la paix. Comment donc parvenir à cette paix, si elle n'est pas une pure illusion ? C'est paradoxalement à partir de ce constat pessimiste, qui se veut lucide, que Kant montre qu’une certaine ruse de la nature veut cette paix pour nous, sans que nous en ayons réellement conscience.

La question devient alors celle de la possibilité d'un redressement du courbe au droit. Il s'agira en effet de rectifier indéfiniment la courbure ; autrement dit, de s’approcher indéfiniment de l’idée de justice. Kant propose une lecture de l'Histoire qui, loin d'être une histoire de bruit et de fureur ne signifiant rien, a au contraire un sens. Dans un premier temps, il s’agit de se représenter le développement de  l’espèce de façon dialectique, comme le continuel conflit des volontés qui, se redressant mutuellement en s’opposant, tendent vers une finalité (Kant utilise à ce sujet la métaphore de la forêt où les sommets des arbres se repoussent mutuellement pour atteindre les cimes). Ce qui vaut au niveau des individus et qu'il décrit dans Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique (autre texte très accessible de Kant), vaut pour les nations.

L'analogie entre les deux textes peut se poursuivre : "l'insociable sociabilité" des hommes, parce qu'intenable au bout d'un certain temps, les pousse presque mécaniquement, selon un "accord pathologiquement extorqué" (c'est-à-dire, sans que la volonté morale des homme n'y soit pour quelque chose), à entrer dans le règne du droit, et plus loin à tendre vers ce tout moral qui constitue le règne des fins. De même, au niveau des nations, il s’agira de passer d’une approche dialectique qui s’appuie sur le négatif (déterminée par la guerre) à une approche fondée sur la paix (non dialectique) qui s’appuie sur le positif.

Vers la paix perpétuelle est à l’origine de l'idée de Société Des Nations : au bout d’un certain temps, la guerre pousse presque mécaniquement, et non par grandeur d'âme, les États à entrer dans une SDN, un État mondial superposant les États. Dans l'esprit de Kant il devra s'agir d'une fédération d’États libres républicains au cœur de laquelle les décisions seront prises, d'abord selon le droit, puis selon la raison, et en fonction de l’accord des volontés.

 

La Realpolitik de Fichte

Fichte est aussi un dialecticien ; grand lecteur de Machiavel, il considère que le premier principe de l’homme d’État responsable et conséquent est de commencer par supposer les hommes méchants - et prêts à montrer leur méchanceté dès qu’ils en auront l’occasion. Il doit présupposer la guerre de tous contre tous, l’État étant dès lors chargé de faire régner, en interne, l’apparence de la paix. Les relations entre États sont bien sûr de même nature. La lucidité impose de considérer tout État voisin comme prêt à saisir immédiatement toute occasion d’élargir sa sphère d’influence. Il ne faut donc jamais se fier à la parole d’un autre État.

La paix postulée par Kant comme idéal régulateur est-elle donc illusoire ? Fichte nous dit d’abord qu’elle est possible sur la base d’un équilibre des forces, d'une Realpolitik à partir de laquelle on peut même imaginer une rareté des conflits. Dès lors que chaque dirigeant partirait des mêmes principes de base, il se renforcerait en conséquence, et « personne n’oserait tirer l’épée, puisque tout autour de lui il  apercevrait d’aussi bonnes épées ». Finalement, la véritable faute d’un dirigeant serait de montrer des signes de faiblesse : « Plus de la moitié des guerres sont nées de grandes fautes politiques de l’État attaqué qui a donné  à l’agresseur des raisons d’espérer en un succès heureux ».

Fichte décrit ainsi une situation d’équilibre qui trouvera bien sûr son apogée dans la guerre froide, même si cet équilibre de la terreur nucléaire a été hégémonique. La théorie de Fichte se vérifie aussi par l’absence, si l’on peut dire, notre époque actuelle de post guerre froide étant propice à la résurgence de multiples conflits nationalistes, ethniques, religieux que cette hégémonie avait refoulés.

Mais Fichte va plus loin en termes de paix universelle, laquelle prend la forme d’une sorte d'inquiétante Pax Germanica. De redoutables contradictions apparaissent alors dans sa pensée, qui ne laissent pas de mettre le lecteur mal à l’aise au regard de ce qu’il sait de la suite de l’histoire. L’équilibre des forces se révèle en effet bien fragile. Tout d’abord, il considère que les guerres féodales étaient injustes - celles que l'aristocratie pratiquait avec un certain plaisir, à peine distinctes dans leur esprit d'une joute ou d'une partie de chasse, et qui ne visaient qu’à servir son intérêt et sa soif de pouvoir au détriment du peuple. En outre, il dénonce aussi l'idée de coloniser d'autres peuples. Jusqu'ici tout va bien.

Mais, dans une partie de son œuvre (les Nachgelassene Werke - traduction A. Philonenko), ce grand lecteur de Machiavel en vient à affirmer que certaines guerres peuvent être légitimes : celles où le peuple lutte pour son existence, sa liberté, son développement. Dès lors, les choses se compliquent ; le chef d’État ne doit pas seulement assurer la sécurité et la défense de la patrie. Il se doit d’assurer pour sa nation les conditions optima dans un monde où règne le droit du plus fort. De toute façon, nous dit-il, la guerre n’est pas si mauvaise que cela ; il convient de ne pas la cesser entièrement afin d’éviter à la jeunesse de sombrer dans une certaine mollesse et de lui permettre de se forger. A cet égard, certaines contrées lointaines qu’il s’agira d’amener au degré de civilisation adéquat se prêteront très bien à cet usage (ce qui est assez gênant quand on a auparavant rejeter l'idée de colonisation).

Pour Fichte aussi, les fins de l’humanité sont réalisables selon un processus dialectique, mais pas selon le cosmopolitisme kantien. C’est en favorisant l’unité spirituelle et politique du peuple allemand, en privilégiant le patriotisme du peuple générateur de culture et de science que l’humanité sera sauvée.

Fichte décrit un horizon redoutable, fascinant, mais qui jette un voile sombre sur la pensée allemande, et plus particulièrement sur la Métaphysique : l’Allemagne comme nation salvatrice ; autrement dit, un pangermanisme qui doit être à la source de l’unité allemande tout d'abord, puis des peuples apparentés, et enfin de l’humanité toute entière. La langue, la culture, la science et la volonté allemandes deviennent ainsi chez le philosophe les vecteurs de cette réalisation des fins. « Si l’Allemand ne sauve pas la culture de l’humanité, aucune autre nation européenne ne saura la sauver ».

 

Le prochain article portera sur les dimensions métaphysiques et spirituelles de la guerre.

GUERRE ET PAIX (3) - Le droit de la guerre
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11 décembre 2017 1 11 /12 /décembre /2017 17:14

Deuxième article de cette série sur la guerre et la paix : après la question des origines de la violence (11/12/2017), ce texte touche à la difficulté d'une définition spécifique de la guerre, difficulté d'autant plus grande qu'elle est renforcée par le problème de la guerre civile.

 

 

 

Essai de définition spécifique

Nous nous sommes attachés dans le texte précédent aux sources de la violence, et, à cet égard, nous aurions pu aussi convoquer l'anthropologie de Girard, et notamment sa théorie de la rivalité mimétique - laquelle est toujours susceptible de dégénérer en violence de tous contre tous. Mais, au-delà de cette violence fondamentale elle-même, il convient de mieux définir ce qui fait la spécificité de la guerre.

En effet, deux hommes ou deux groupes d’hommes qui luttent ne suffisent pas à caractériser une guerre. Celle-ci suppose des rituels codifiés, des uniformes, un État pour la déclarer, des procédures, etc. Il est vrai qu’il existe des peuples claniques chez qui les normes de la guerre sont minimales, loin de nos critères occidentaux : les jivaros, peuple essentiellement guerrier, constitué d’un ensemble de familles, ne connaissent pas la forme État et tout ce que cela implique. Chez eux, on peut  parler d'une socialité inter familiale tissée par la vengeance. Et cela d'autant plus qu'il n'existe pas pour eux de mort naturelle. Dans un cycle sans fin, toute mort est l’œuvre d’un ennemi qui a ourdi, d’une manière ou d’une autre (souvent magique), un crime qui réclame vengeance.

Cependant, selon les critères de la civilisation occidentale, la guerre suppose donc une organisation et une symbolique spécifiques.  Plus loin, elle entretient un rapport essentiel au langage. Ainsi, contrairement à des hommes qui luttent, et qui émettent éventuellement des borborygmes, la guerre implique un langage articulé. Elle suppose une déclaration - conception, là aussi, ethnocentrique, à l’origine de la surprise des américains lors de l’attaque de Pearl Harbor : pour les japonais, l’attaque de Pearl Harbor constituait, en elle-même, la déclaration ! Dans cet ordre d'idées, la guerre entraîne aussi des proclamations, et donc du lyrisme, une certaine poésie, de même que des slogans à valeur performative, susceptibles de galvaniser les hommes qui la font et le peuple (qui la soutient ou la subit parfois).

Ce rapport essentiel de la guerre au langage se manifeste sous sa forme la plus haute dans le fait que la guerre trouve toujours à s’écrire, et qu'elle implique par là-même une inscription dans l’Histoire. Plus même, elle est l'histoire en train de s'écrire, avec ses conséquences, et surtout ses sentences. A un certain niveau, l'idée selon laquelle la justice est toujours celle des vainqueurs n'est pas dénuée de fondements : "L'histoire du monde est le tribunal du monde" (Schiller).

Indissociable de l'histoire, la guerre entretient aussi un lien essentiel à la politique : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz). Pour bon nombre d’auteurs, on ne peut à strictement parler de véritable guerre que lorsqu'elle implique un conflit d’État à État. La politique et la guerre sont liées au sens où le critère ultime du politique est la discrimination entre l’ami et l’ennemi, et la prérogative de l'homme d’État est de désigner cet ennemi, "en tant qu’autre avec lequel il n’est pas possible de résoudre des conflits par la norme ou un tiers" (K. Schmidt).

Au cours d’une guerre, ce sont indubitablement des ennemis qui s’affrontent. C’est en fait le seul champ où le terme "ennemi" est légitime. Dans le champ de l'économie l’utilisation de ce terme est abusive ; il faut parler de concurrents. Dans celui du sport, bien que l'on entende parfois des entraîneurs ou des joueurs de football parler "d'aller à la guerre", le terme est aussi à proscrire ; on parlera d’adversaires. L’ennemi, c’est en effet l’autre véritable - l’hostis ou le polémios -, et non le voisin de palier avec qui j’entretiens une relation d’inimitié. D’ailleurs, pour Platon il n’y a de véritables guerre qu’avec les barbares ; les combats entre grecs sont des luttes intestines de nature différente.

Mais, cette définition de la guerre qui la restreint à un conflit armé entre États est datée, et insuffisante pour nous désormais. D'une part, la plupart des conflits armés de la fin du 20ème siècle jusqu’à nos jours ne répondent plus à ce critère, et on ne peut pour autant les banaliser, certains affrontements réunissant toutes les autres caractéristiques des guerres plus classiques, avec parfois plus de violence et de cruauté. De plus, de par leur importance numérique en termes de participants, et compte tenu des enjeux philosophiques et politiques qu'elles ont soulevés, certaines guerres civiles ont atteint une véritable dimension historique (La guerre d’Espagne, la guerre de Sécession).

Si les élaborations conceptuelles de la guerre civile sont assez rares, elle a souvent fait l’objet de considérations philosophiques, surtout sur le mode du rejet - ce qui n'est pas forcément le cas d'autres guerres : Hobbes en fait le mal absolu auquel il faut s’opposer par tous les moyens, quitte à sombrer dans un autoritarisme presque sans bornes. L’État, pour éviter ce désastre, doit absolument conserver le monopole de la violence légitime. De même, chez Pascal, pour qui elle constitue le plus grand des fléaux ; raison pour laquelle le pouvoir issu de la Tradition telle qu’elle est reçue par le peuple, pour arbitraire qu'il puisse être si on le soumet à l'analyse, est toujours préférable à cette violence. En ce sens, il vaut mieux ne pas trop rechercher l'origine du pouvoir, et la légitimation d’un droit du plus fort vaut mieux que toute dérive violente : « N’ayant pu faire que la justice fût forte, on fit en sorte que la force fût juste ». Il faut noter cependant que Rousseau, pour qui l’idée d’un droit du plus fort est un scandale aussi bien moral que conceptuel, se distingue de ces deux penseurs sur ce plan : la liberté étant pour lui non négociable en ce qu'elle constitue l'essence de l'homme, y porter atteinte peut justifier des révoltes, voire la guerre civile.

La guerre civile peut être définie comme « lutte armée et sanglante entre groupes à l’intérieur d’un même groupe, et non pour la défense de ce groupe contre une menace extérieure » (G. Bouthoul). Une guerre civile n’est pas forcément asymétrique - les guerres d’Espagne et de Sécession réunissent, plus ou moins, des armées également nombreuses des deux côtés. Elle se caractérise plutôt par le fait qu'elle suppose toujours déchirement, séparation, division à l’intérieur d’une même communauté en raison de la différence ethnique, confessionnelle, idéologique. Ce sont toujours de sales guerres, loin de celles pour lesquelles l'aristocratie prenait autrefois un certain plaisir, proche de celui de la joute.

On peut comprendre la difficulté conceptuelle à laquelle se heurtent les penseurs concernant cette forme de conflits. Dans une guerre classique, la norme se renverse clairement : on passe de l'interdit de donner la mort au devoir de la donner. Une déclaration de guerre, des ordres émanant d'une autorité supérieure, précèdent ce renversement. Mais, à l’intérieur d’une communauté où la violence monte progressivement – progressivité qui est toujours de mise dans ce genre de situations, contrairement à une guerre plus classique - le renversement des normes inhérent à tout conflit armé y est en effet désordonné. A partir de quel moment peut-on parler de guerre ? Rien n'est clairement établi en situation de guerre civile. Bien souvent, il n’y a plus d’uniformes, d’ennemi bien identifié, de cadre, de limites. A partir de quand devient-il légitime de donner la mort ? Et à qui la donner ? 

En ce que la guerre civile est la fin du monopole de la violence légitime par l’État, ce déficit de normes et de contrôle entraîne donc bien souvent une rivalité mimétique exacerbée, un processus exponentiel de barbarisation, de l’ultra-violence, de la haine et une volonté de déshumanisation de l’ennemi. En effet, on ne devient jamais aussi violent et cruel qu’envers les proches dont on veut se détacher. Et l’on n’a jamais autant besoin de rabaisser cet ennemi intime, d’insister sur son animalisation pour l'exclure du champ de l'humanité commune, quitte à le souiller, à violer ses femmes pour qu'elles soient rejetées et ne puissent plus procréer, etc. Animaliser l'autre et lui assigner toutes les caractéristiques de l'assassin revient à mieux polariser une distinction ami/ennemi (trop floue jusque-là) afin de justifier des actions guerrières sanglantes. Pour les massacreurs, ce sont toujours les autres les assassins, et qu'il faut absolument stigmatiser comme tels. Les tueurs de la Saint Barthélémy était sûrs de leur bon droit, persuadés de prendre les devants sur des assassins en puissance - qui, pensaient-ils, n'auraient pas tardé à passer à l'acte de toute façon.

La distinction entre guerre classique et guerre civile est certes pertinente. Mais elle ne doit pas contribuer à faire tomber la guerre civile dans un no man’s land conceptuel, sous peine que ce flou devienne un vide juridique profitant aux politiciens qui privilégient à des fins de pouvoir toute sorte de massacres de population ou d’épurations ethniques. De fait, la guerre civile est difficile à définir, ce qui entraîne toute sorte de problèmes pratiques en termes de droit de la guerre et des populations. Difficulté d’autant plus redoutable, mais qu’il faut affronter aujourd’hui dans la mesure où ce sont ces guerres qui sont les plus nombreuses, et, bien souvent, les plus horribles - faites d'armes chimiques, de pillages, de viols, de déplacements de population.

 

Ces considérations nous conduisent naturellement à évoquer dans notre prochain article (23/12/2017) la question du droit de la guerre et de la paix

GUERRE ET PAIX (2) - Spécificité de la guerre
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10 décembre 2017 7 10 /12 /décembre /2017 22:38
GUERRE ET PAIX (1) - Des origines et des causes

Je propose ici une série de six articles, reprise détaillée de mes conférences en Normandie et en Région parisienne, concernant une approche philosophique de la guerre, ou ce que l’on appelle aussi de façon plus technique la polémologie.

A partir du 11/12/2017 un article paraîtra chaque semaine selon le plan suivant :

1 – Origines et causes de la guerre (approche anthropologique et psychanalytique de la violence et de la guerre)

2 – Spécificité de la guerre (essai de définition spécifique de la guerre classique et de la guerre civile)

3 – Le droit de la guerre (la guerre comme fait d’expérience susceptible d’être régi par un droit) 

4 – Phénoménologie de la guerre (la dimension spirituelle de la guerre et son sens historique)

5 – Le tournant particulariste (l’attention à la souffrance des individus et l’absurdité de la guerre)

6 – Conclusion (guerre et postmodernité)

 

Ce premier article s’attache donc aux origines et aux causes des guerres

 

C’est d’abord bien souvent le visage hideux de la guerre qui se manifeste à nous. Elle se donne immédiatement comme lieu de l’horreur, de la souffrance des innocents, de l’absurde, et de ce qui révolte la sensibilité. La guerre fait donc bien souvent l’objet d’une condamnation spontanée. Celle de 14-18 renvoie à la fange, au désespoir, à la terreur et au sentiment d’animalisation des hommes, comme le montre Céline dans Le voyage. Mais c’est un sentiment rétrospectif tant elle a pu aussi susciter un certain enthousiasme (celui de Ferdinand quand il s’engage au début du Voyage), le sentiment de l’aventure, de la fraternité des combats, de l’héroïsme, voire d’une forme de spiritualité. On peut même évoquer une certaine esthétique de la guerre telle qu’elle a pu être glorifiée par le mouvement futuriste, par exemple, et même un plaisir, voire une certaine jouissance.

La guerre, qu’elle soit abordée en termes de fait d’expérience ou sous ses aspects plus théoriques, suscite donc des sentiments, des idées et des considérations contradictoires. De fait, il n’est pas du tout évident de la réduire à l’animalisation des hommes. Certes, les hommes sont les seuls à faire la guerre. Mais cette exception doit-il être objet de satire ou d’éloge ? Renvoie-t-elle à leur bestialité, ou, de par son lien essentiel à la conscience et au sacrifice de sa vie, ne faut-il pas au contraire la considérer comme un fait de haute moralité ?

 

Des origines et des causes

« Polemos est le père de toute chose » (Héraclite). A l’origine, on trouve la violence et la guerre, comme l’indique d’abord Hésiode et sa dramaturgie cosmique qui initie mouvement et temps, ou les guerres des dieux qui précèdent l’harmonie cosmique universelle de Zeus. Et que dire du premier vers d’Homère qui donne le coup d’envoi de toute la Tradition occidentale avec un mot qui renvoie plus ou moins directement à la guerre : « La colère d’Achille, ce fils de Pelée, chante la nous, Ô déesse ! ».

 

L’approche anthropologique bien connue d’Hobbes insiste sur la violence des hommes entre eux à l’état de nature où « l’homme est un loup pour l’homme ». Les considérations sur les qualités particulièrement peu sympathiques des hommes qui mènent à « la guerre de tous contre tous » ont ainsi fourni une base à bien des théories politiques qui se veulent réalistes.

A ces données anthropologiques, on peut ajouter celles de Machiavel (L’art de la guerre) qui assigne un certain goût de la guerre à l’inconstance des hommes : « Les hommes se désolent de la misère et se dégoûtent du bien-être ». C’est ainsi une tendance fondamentale à l’ennui qui se trouve au principe d’une « fureur de la nouveauté » - laquelle conduit elle-même à se rendre sensible aux sirènes de l’aventure et de la conquête. Ainsi, des causes ponctuelles - les jeux de pouvoir et les volontés irresponsables des puissants, par exemple - ne sont jamais que des occasions d’actualiser toutes ces tendances fondamentales.

 

Mais une anthropologie plus moderne indique qu’une sorte de phobie universelle du contact et de la trop grande proximité pousse les hommes à toujours instaurer distances et hiérarchies. Or, si elle est aussi nécessaire au fonctionnement social, cette tendance à la séparation constitue une souffrance originelle, une charge, laquelle cependant est toujours susceptible de s’inverser en son contraire. A cet égard, la décharge libératrice peut prendre des formes diverses, et notamment celle du carnaval, par exemple, où toutes les distinctions sociales sont abolies au profit d’une fusion joyeuse dans la masse. La rave party, où toute une assemblée devient corps vibratoire unique rythmé par une musique répétitive, constitue sans doute un avatar festif contemporain de ce groupe en fusion.

Sur un versant plus sombre, la guerre aussi est une façon de faire masse - et même masse double - où il s’agit d’anéantir ou de diminuer la masse ennemie. Se fondre dans la masse en désignant un ennemi commun vaut comme une réponse efficace à certaines angoisses existentielles - celle de séparation, bien sûr, mais aussi, plus profondément, celle liée à la mort. Paradoxalement au premier abord, la guerre constitue une réponse (comme l’avait déjà vu Pascal) à l’angoisse de mort, dans la mesure où elle permet justement de faire masse. Or, mourir ensemble n’est en effet pas la même chose que mourir seul ; par une sorte d’opération magique de l’esprit, dans la guerre l’inéluctabilité de la mort telle qu’elle est perçue dans « la solitude de notre chambre » (Pascal) est transfigurée, transformée en une simple possibilité. Pour l’individu la mort devient aléatoire. Elle peut se produire ou non, en fonction de la fortune des combats. Mais surtout, à l’aune de cette transformation magique elle devient l’objet d’une sentence collective. Dans la masse double, l’ennemi devient un pare-mort ; c’est, en effet, soit cet ennemi que nous avons condamné comme tel qui sera anéanti (« ces allemands, on les aura tous !!»), soit c’est nous-mêmes en tant que corps qui le serons, en vertu de la sentence collective adverse qui nous frappe tous (« on les aura, tous ces français !»). C’est le groupe entier, auquel l’individu s’identifie en s’y fondant, qui peut survivre ou disparaître – d’où la tendance à une « montée aux extrêmes » de la guerre (Clausewitz). Dans les deux cas quoi qu’il en soit, l’individu englobé dans la masse se sent en partie allégé de l’angoisse individuelle liée à la mort solitaire, en première personne.

 

Même si elle se focalise sans doute trop sur l’érotique au détriment de la thymotique (la fierté, le besoin de faire valoir son courage, la lutte pour la reconnaissance), l’approche psychanalytique fournit bien sûr quelques éléments d’intelligibilité appréciables concernant la rage destructrice des hommes.

Au lendemain de la Grande guerre, Freud, prenant acte de la sauvagerie des combats, en vient à considérer que, décidément, la nature humaine est fondamentalement violente ; et il remanie en conséquence son système psychique pour aboutir à la seconde topique (Le moi et le ça, en 1923) : il passe ainsi d’un système conscient/pré conscient/inconscient à un système surmoi/moi/ça. Ce qui était auparavant un inconscient constitué par des pulsions sexuelles refoulées est devenu le « ça », réservoir d’énergies archaïques provenant d’un fond reptilien très violent.

Un peu auparavant, en tant que praticien, Freud remarque que certains de ses patients revenus des combats développent des « névroses de guerre » (des traumatismes de guerre). Ils tendent à des « compulsions de répétition », des rêves ou des hallucinations de scènes violentes qu’ils se passent en boucle. Dans Au-delà du principe de plaisir (1920), il postule alors que la recherche de plaisir, le refoulement des pulsions sexuelles, est un principe insuffisant pour rendre compte de l’inconscient et de ses pulsions. Il doit exister autre chose que le principe de plaisir, une pulsion visant, elle aussi, à mettre un terme à la souffrance (pour Freud, la pulsion érotique elle-même cherche à mettre un terme à une tension). Ainsi naît « la pulsion de mort », pulsion autodestructrice où l’individu cherche à mettre un terme à sa souffrance en se détruisant lui-même. Le problème, quant à ce qui concerne les violences externes (et donc la guerre), c’est que, bien souvent, cette violence se manifeste d’abord à l’extérieur, sur l’autre.

Que ce soit dans ses échanges avec Einstein ou dans ses Considérations sur la guerre, Freud s’est interrogé sur la possibilité de la paix, ou, du moins d’une pacification des hommes. Un pessimisme certain imprègne ses propos où il ne voit que la culture pour parvenir à cette fin – ce qui est bien peu convaincant pour nous au regard de la suite de l’histoire. Toutefois, il distingue le Kulturmensch, que la culture a transformé de telle sorte que celle-ci est intégrée de façon quasi organique, comme une seconde nature, et celui chez qui la culture est plaquée, qui vit en fonction des exigences culturelles sans avoir transformé ses pulsions. Agissant par conformisme, par intérêt ou par peur, il vit ainsi au-dessus de ses capacités psychiques. Cependant, dès lors que la société se délite et qu’elle cesse de réprouver certaines actions, il laisse libre cours à ses appétits et peut devenir particulièrement cruel.

En dehors de ces considérations anthropologiques et psychanalytiques, et au-delà des causes déclenchantes ponctuelles, l’une des causes importantes de la guerre - relevée aussi bien chez Tite Live que chez Machiavel et d’autres auteurs bien plus modernes - réside dans la surpopulation qui pousse les hommes à dépasser leurs frontières pour y trouver de meilleures conditions de vie. La guerre est ainsi considérée par divers auteurs comme un moyen terrifiant de purger l’équilibre politique et naturel. Solution d’autant plus terrifiante pour nous qu’on ne peut s’empêcher d’en apercevoir le spectre se profiler à l’horizon des catastrophes climatiques et des mouvements afférents de populations qui nous touchent aujourd’hui.

Historiquement, ces guerres sont les plus cruelles, tant elles impliquent des transferts, des expropriations ou des massacres de populations (épuration ethnique). Elles tendent à justifier bien souvent chez les assaillants tous les crimes tels les pillages, massacres, viols visant à anéantir la vitalité et le sentiment d’identité de toute une population.

Qu’un fond violent pousse les hommes à s’affronter est un constat de fait indéniable. Mais la violence des luttes ne suffit pas cependant à définir spécifiquement la guerre.

 

Prochain article (le 18/12/2017) : Spécificité de la guerre

 

GUERRE ET PAIX (1) - Des origines et des causes
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18 novembre 2017 6 18 /11 /novembre /2017 20:44
CORPS PHYSIQUE / CORPS SOCIAL

Il s'agit avant tout à mon sens d'une affaire de corps : il y a d'abord eu la violence des corps troués, défigurés, ravagés des différentes victimes - ceux de Charlie, de l'hyper casher et les policiers - que les médias ne nous ont pas montrés. Absence d'images que l'imagination horrifiée se charge de pallier promptement et abondamment, bien entendu. Il y a eu ensuite les corps des tueurs que l'on imagine, eux aussi, transpercés de toute part suite aux opération de police.

Mais il y a eu aussi - et surtout - la résurgence du corps politique, la réaffirmation du moment fondateur du pacte social. Jamais, lors de ces dernières décennies, la référence au Rousseau du Contrat social (Livre I) n'aura été aussi pertinente à mon sens (le lecteur intéressé trouvera deux ou trois articles sur le Contrat social dans les tous premiers articles de ce blog).

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Rappelons seulement que pour ce qui concerne le Pacte social, Rousseau fait remonter la problématique d'un cran, à un niveau plus originel que celui de Hobbes : non pas, " Comment se donner un chef ?" - ce que le philosophe anglais appelle "le souverain" - , mais "Comment un peuple devient-il un peuple ? ". Ainsi, contrairement à ce qui se passe avec Hobbes, chez Rousseau le Souverain, c'est nous - c'est-à-dire le peuple, le corps politique, avec sa Volonté Générale qui s'incarne dans des lois, des lors que, dans cette même opération les individus se transforment en citoyens en "remettant leur droit naturel sur toute chose" à ce même Souverain.

Bien des signes, des discours, des analyses, des comportements indiquent que la France est profondément rousseauiste. Mais la réaction aux événements de janvier est on ne peut plus explicite à cet égard. En dehors des propos du Président Hollande ou autres politiques, je parle ici de la réaction au cours de laquelle les individus se sont précipités dans les deux sens du terme :

1 - Résurgence du peuple dans cette réaction quasi chimique par laquelle différentes composantes individuelles se précipitent en un corps nouveau - lequel se sent menacé dès lors que l'on touche l'un des ses membres. Spontanément, nous avons ressenti que l'attaque contre les journalistes de Charlie menaçait l'ensemble du corps social et les libertés individuelles. Dans le Livre I, §6, Rousseau indique toute la difficulté, la gageure de ce pacte social, mais aussi la force de son obligation :¨« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

2 - Cette réaction quasi génétique, cette résurgence, cette conscience d'appartenir à un peuple partageant des valeurs communes chargées d'histoire, s'est, à cette occasion, incarnée sous la forme spontanée d'une précipitation physique des citoyen Place de la République le 7 janvier, mais surtout le 11 pour rejoindre la Nation - lieux hautement symboliques, en l'occurrence.

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Cependant, un optimisme béat concernant cette capacité de réaction républicaine du corps serait bien mal venu. Plus que jamais l'idée des Lumières selon laquelle l'éducation, l'instruction et la culture constituent une matrice de la liberté apparaît dans tout son éclat. Et sur ce point, il y a sans doute matière à quelques inquiétudes concernant le fonctionnement et la capacité d'intégration du modèle républicain, comme on ne cesse de le répéter.

C'est à mon sens le plus grand défi, la véritable gageure des décennies à venir

 

Voir aussi :http://fraterphilo.over-blog.com/2019/04/genese-d-un-peuple-souverain.html

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18 novembre 2017 6 18 /11 /novembre /2017 20:31
LE PACTE SOCIAL CHEZ ROUSSEAU

Après le texte qui portait sur le moment du pacte social chez Hobbes, je poursuis sur le thème du Contrat social. J’aborde ici la version rousseauiste du pacte, qui constitue en partie une réponse à Hobbes, surtout dans la mesure où la description de l’état de nature est très différente chez Rousseau : par nature, l'homme est un être violent, avide, etc. pour Hobbes. S'il l'est de fait pour Rousseau, cet état n'est pas assignable à la nature.

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C’est sans doute Rousseau qui a rendu l’idée de Contrat social célèbre, au moins pour nous français. Dans le contexte de l’avènement progressif des Lumières, où ne saurait prévaloir encore l’idée de hiérarchie naturelle, Rousseau cherche à tirer les implications de l’égalité des hommes entre eux. Dès lors, le philosophe français impose un infléchissement à la réflexion de Hobbes : il ne s’agit pas, dans un premier temps, de fonder une instance souveraine légitime, c'est-à-dire de se poser la question du chef. Rousseau propose de s’interroger d’abord sur ce qui constitue un peuple comme tel. Comment régir une société ? Quelles sont les règles d’un gouvernement équitable des hommes. Dans l’introduction du Livre I (le Contrat social en contient quatre) Rousseau annonce qu’il veut « chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être ». Sa réflexion recule d’un cran en quelque sorte, comme nous allons le voir.

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Avant d’étudier le moment du pacte lui-même, et afin d’en prendre véritablement la mesure, il me semble important de s’attacher aux prémisses de Rousseau, essentielles dans sa vision de l’homme : la première d’entre elles est la liberté. D’une certaine façon, l’expression « être homme » est un quasi synonyme « d’être libre ». En même temps, le problème c’est qu’il ne s’agit que d’un postulat, pas d’un état de fait : autrement dit, en droit l’homme est libre ; mais, en fait, ce n’est pas le cas. En aucun lieu, en aucune époque les hommes sont ou ont été libres dans les faits. Comme le dit une phrase célèbre et inaugurale du Contrat social, « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ».

Ces prémisses sont importantes puisque c’est sur cette base de la liberté que le texte réfute dans les premiers chapitres un ensemble de positions historiques, philosophiques, politiques, morales, ou encore juridiques. S’il fallait caractériser de façon synthétique la démarche de Rousseau, nous dirions que c’est une méthode quasi dialectique (qui passe par la négation d’autres positions) dans laquelle il est question de réfuter toutes les positions qui cherchent à justifier le droit du plus fort, avant d’énoncer positivement un contrat social authentique.

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Le mouvement du texte est donc intéressant à suivre dans la mesure où la méthode de Rousseau vise à préparer l’avènement d’un véritable CS, comportant des clauses acceptables pour tous. Voyons donc de quelle façon il critique successivement les positions de différents juristes.

La première liberté est le soin qu’à l’homme de sa propre conservation ; sitôt « qu’il est en âge de raison l’homme est seul juge des moyens propres à se conserver et devient par là son propre maître ». Ce type d’assertions vise clairement le point de vue des juristes qui s’appuient sur le modèle familial pour légitimer le pouvoir de droit divin. Ainsi du modèle patriarcal qui inspire les juristes de droit divin (Bossuet, Filmore). Leur technique argumentative consiste à filer une analogie : de même que Dieu créé Adam et a tout pouvoir sur lui, de même pour le rapport du père à son enfant, et en droite ligne du roi à ses sujets. On le voit, il ne saurait être question ici de Contrat ; le souverain ne doit rien à ses sujets, rien ne se discute. Or, pour Rousseau ce modèle ne vaut, à la rigueur, que jusqu’à l’âge de raison, et encore ; de toute façon, le père doit beaucoup à ses enfants, il ne les gouverne que pour leur bien, ce qui n’est pas le cas pour le tyran. Quoi qu’il en soit, on ne saurait se dispenser d’un saut qualitatif pour passer de la sphère domestique à la sphère politique ; les deux domaines sont hétérogènes.

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Pour progresser vers une définition cohérente et conséquente d’un véritable contrat, il s’agit ensuite de réfuter ce qu’il est convenu d’appeler à l’époque les contrats de soumission ; là, c’est le modèle de l’esclavage volontaire (L. I, chap. 2 et 4) qui inspire Grotius, ou encore Hobbes dans une certaine mesure. Selon ce point de vue, de même que des guerriers vaincus se soumettent pour avoir la vie sauve, il est normal qu’un souverain soit le maître absolu de son peuple dans la mesure où il leur garantit la sécurité. Ce qui signifie qu’il y aurait un droit de révolte si la sécurité du peuple n’était pas assurée, puisque l’esclave ne se soumet justement qu’en échange de cette sécurité. Pour contrer Grotius il s’agit donc de voir en quoi ce modèle n’est rationnellement pas valable. Rousseau commence par montrer que ce type de rapports ne vaut qu’en temps de guerre. Hors de cette situation extrême, l’homme retrouve ses droits naturels, et rien ne justifie qu’on l’en prive. Même en admettant qu’il soit possible pour un esclave de se soumettre volontairement dans un pacte, Rousseau nous dit que ce serait absurde au niveau d’un peuple. Il faudrait pour cela demander son avis à chaque nouvelle génération, la dernière n’ayant aucune raison de se sentir engagée dans une convention passée par celle qui la précède. Ensuite, en admettant même qu’un peuple puisse abdiquer sa liberté, pour quelles raisons s’agirait-il de l’aliéner ? a) pour sa subsistance ; or, c’est plutôt le roi qui tire sa subsistance du peuple, et on sait qu’il a des goûts dispendieux ; b) pour la sécurité ; or, elle est loin d’être assurée puisqu’il arrive souvent que les sujets soient envoyés à la guerre pour la gloire du roi ; c) pour la vie sauve ; on peut opposer le même argument ; en plus, que serait une vie sauve sans liberté ? Pas une vie d’homme pour Rousseau.

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Grotius, fidèle à toute une tradition, s’appuie sur l’autorité d’Aristote ; de fait, il existe pour Aristote des hommes naturellement faits pour l’esclavage et d’autres pour gouverner (La Politique). Rousseau s’attache donc à contrer Aristote sur ce qui est une opinion commune traditionnellement admise depuis l’Antiquité, inaugurant ainsi un geste philosophique assez fondamental à mon sens, - geste qui traverse ensuite toute l’histoire de la philosophie (on en retrouve la trace chez Sartre et S. de Beauvoir, entre autres), et qui irrigue encore nombre de penseurs en sciences sociales. Je pense plus particulièrement à ceux qui considèrent que leur science est un outil d’émancipation et de résistance (notamment Bourdieu) : on peut sans doute parler de déconstruction, ou de lutte contre toutes les formes d’essentialisation, ce geste consistant à faire apparaître l’aspect construit de ce qui se donne comme une évidence, et surtout un fait naturel. Il s’agit de montrer que ce fait, soi disant naturel, est en réalité l’objet d’une construction politique, et plus encore l’effet d’une violence sociale. En l’occurrence, il y a des esclaves de fait, certes, mais pas par essence. S’ils sont dans cet état de fait, c’est bien plutôt parce qu’ils y ont été réduits par une opération de violence initiale - laquelle a été oubliée ou refoulée. Autrement dit, « il ne faut pas confondre la cause et l’effet », comme c’est le cas pour Aristote. Cependant, tout le monde s’est habitué à cette situation, y compris - et surtout - les dominés pour qui cet état s’est transformé en seconde nature (voir L. I, fin du chap. 2 du Contrat social), et qui trouvent leur compte dans cette servitude volontaire d’une certaine façon. Difficile liberté : « L’homme est à l’aise dans ses fers », nous dit Rousseau.

Quoi qu’il en soit, au-delà de Rousseau, il est évident que ce type d’analyses fonde les études sociologiques modernes : on peut citer la notion d’habitus chez Bourdieu ; le regretté Levi Strauss cite aussi Rousseau comme une référence incontournable. En outre le geste rousseauiste est plus ou moins le même qui féconde les luttes émancipatrices contemporaines (le féminisme, notamment) quand elles s’élèvent contre les diverses formes d’essentialisation susceptibles de circonscrire les individus dans une identité ou un rôle pré déterminé.

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Avec le schéma explicatif de Hobbes, on entre dans une autre dimension puisque nous avons vu (mon art. 3) que nous trouvons chez lui une véritable théorie du Contrat social un siècle avant Rousseau. La convention entre des hommes relativement égaux est bien au principe de l’émergence du Souverain. Génétiquement, la production de l’Etat s’effectue de façon immanente et de bas en haut, contrairement aux conceptions de ses prédécesseurs. Mais ce qui diffère de Rousseau, c’est la conception de l’homme à l’état de nature, et surtout les conséquences que cette différence initiale entraîne pour la société à constituer.

La description de l’état de nature rousseauiste constitue donc une réponse à celle de Hobbes, où les hommes sont principalement animés par des passions antagonistes les uns envers les autres. Cet état – que Rousseau considère explicitement comme une fiction (comme nous l’avons vu au sujet de Hobbes) - se caractérise plutôt par le fait que l’homme est tout d’abord seul. A ce stade, il pense simplement à se conserver, il n’est pas en situation de se comparer, et donc d’entrer en rivalité. Ainsi, sans être spécialement bon – il peut toutefois être animé de certains sentiments aimables, comme la compassion -, il ne connaît pas l’amour propre (cette espèce de péché originel pour Rousseau), et ne cherche pas à nuire à des semblables, qu’il rencontre peu de toute façon.

Pour contrer Hobbes, Rousseau procède un peu comme avec Aristote précédemment : globalement, Hobbes aurait projeté (comme l’on dit aujourd’hui) dans l’état de nature des facultés, des passions qui n’existent en réalité qu’à l’état social. Certes, les faits montrent que les hommes sont avides, jaloux, violent, etc. Mais, pour Rousseau, ces faits ne sont pas originels ; c’est déjà du social. Il faut considérer ces passions, non comme des causes de l’état de la société, mais comme des effets, des conséquences d’une configuration sociale violente et injuste. Là non plus il ne faut pas confondre la cause et l’effet ; ces passions ne sont pas liées de façon substantielle à l’homme ; elles pourraient être toute différentes dans un cadre social plus juste, procédant, entre autres, d’une éducation plus respectueuse des potentialités de l’enfant, potentiel que l’éducation traditionnelle tend à étouffer (ce sera le thème de l’Emile).

Pour Rousseau, la description de l’état de nature de Hobbes est donc faussée et ne saurait constituer une base solide pour un véritable contrat entre hommes naturellement libres. Une convention authentique n’ayant de sens qu’entre hommes libres (il s’agirait sinon d’un marché de dupe en quelque sorte), ces derniers n’ont de toute façon aucune raison de conclure un pacte dans lequel il s’agirait d’abandonner cette liberté. Celle-ci a un caractère vital, voire essentiel : « renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme » (I, 4).

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C’est donc au terme de ce cheminement, et sur la base de cette propédeutique de réfutation des positions adverses, qu’il est possible d’expliciter le pacte lui-même. J’ai dit plus haut que Rousseau reculait d’un cran. Autrement dit, il présente son pacte comme plus originel. C’est très clair dans la phrase où il déclare « avant d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple ». La problématique se déplace vers la question de la constitution du corps politique ; celle de l’intronisation du chef devient alors secondaire. Le préalable de la liberté, - laquelle, encore une fois, vaut comme quasi définition de l’homme -, fournit un fil conducteur et met le texte en tension, dans la mesure où tout le problème consiste à ne l’abdiquer en aucune manière. Très précisément, le véritable problème du pacte est le suivant (L. I, 6) : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». J’ai même envie de renchérir, de me faire plus rousseauiste que Rousseau en quelque sorte, en ajoutant : « devienne plus libre qu’auparavant » ; il montre en effet plus loin (I., 8) que la liberté ainsi acquise dans le pacte change de nature. Elle ne consiste plus en une indépendance anarchique, ce que le philosophe appelle l’esclavage de nos désirs tel qu’il existe dans l’état de nature, - autrement dit une existence pulsionnelle. Désormais, cette liberté plus éminente doit être comprise comme « obéissance à la loi que nous nous sommes nous-mêmes prescrite », - autrement dit l’autonomie (si l’on anticipe sur la conceptualisation de Kant).

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Dès lors, il faut considérer que le pacte social est aussi et surtout l’occasion d’une transformation morale. Ce qui est aliéné ou remis (ou abandonné) par chaque individu, c’est le droit sur toute chose dont il dispose à l’état de nature, et qui est fonction de sa force, de sa liberté sans frein de disposer des choses selon ses désirs. Par cette aliénation (qui a ici un sens très positif), l’individu gagne le statut de citoyen ; c'est-à-dire qu’il acquiert un droit légal sur les choses (la propriété), et qu’il devient surtout « membre du corps politique », avec toute la puissance qui lui est attaché. Rousseau nous dit que l’individu devient citoyen en tant qu’il participe à l’autorité souveraine, et sujet en tant qu’il est soumis aux lois de l’Etat, - ambivalence qu’il n’est jamais possible de résoudre totalement, qu’il faut toujours reprendre, et sur laquelle nous ne devons jamais avoir de cesse de méditer.

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Comment cette métamorphose est-elle possible ? Peut-on être plus précis sur ce moment du pacte, et comprendre ainsi le recul de Rousseau par rapport à la production hobbesienne du Souverain ?

La métaphore chimique illustre très bien cette production, ce que j’appellerais la scène primordiale rousseauiste. De fait, le moment du pacte, le moment où chaque individu aliène son indépendance au corps social, peut être compris comme une véritable opération chimique, instantanée, dans laquelle un ensemble de composants se précipitent pour produire un corps nouveau ; le pacte est cet acte par lequel le peuple s’auto engendre comme corps politique. A strictement parler, le Souverain n’est rien d’autre pour Rousseau : le peuple, ou corps politique, c'est-à-dire cette association instantanée, de laquelle émane la Volonté Générale. Celle-ci s’exprime dans des lois qui s’appliquent par définition à tous les membres du corps (sans exclusive, sinon il y aurait rupture du pacte). La Volonté générale, dans la mesure où elle est elle aussi produite de façon instantanée dans le moment du pacte, doit être distinguée de la volonté de tous, de l’addition d’une multitude de volontés individuelles. La Volonté générale a pour mode d’expression les lois que se donne le peuple souverain.

Le travail de Rousseau consiste ici à faire apparaître une différence entre soumettre une multitude et régir une société, ce qui passe en premier lieu par la distinction entre une agrégation d’éléments et une association - distinction permettant elle-même de comprendre celle entre volonté de tous et Volonté générale. C’est toute la question de la métamorphose qui est ici en question. La multitude, c’est une somme dont les éléments restent inchangés dans l’acte de la somation ; les composants ne sont pas modifiés, et elle ne peut donner une volonté unique. On peut parler, comme dans la physique d’Epicure, d’une agrégation d’atomes, lesquels restent intacts et inchangés quand le corps est dissout. En plus, cette opération de somation est temporelle, successive. Dans l’association, les composants se métamorphosent de façon instantanée et atemporelle pour produire un corps, ce qui est aussi l’occasion d’une transformation (morale et politique – de l’individu au citoyen) pour chacune de ses composantes. Métamorphose qui permet, in fine, de concilier liberté et obéissance à la loi : « Un peuple libre obéit mais ne sert pas. Il a des chefs, et non des maîtres ; il n’obéit qu’aux lois, et c’est par leur force qu’il n’obéit pas aux hommes ».

Dès lors, s’il fallait hiérarchiser les termes, je dirais que « peuple », « corps politique », « Volonté générale » se situent au même niveau : le plus élevé, celui du Souverain. A l’inverse, je dirais – et cela semble paradoxale au premier abord – que, à la différence du contrat de Hobbes, le chef se situe ici à un niveau hiérarchiquement inférieur, commis par le peuple en quelque sorte (et ce n’est sans doute pas par hasard que cette question fait l’objet d’un traitement ultérieur dans le CS, plus précisément des Livres III et IV).

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L. I, 7 montre que le corps politique né du moment du pacte est indivisible et souverain, mais surtout qu’il est impossible de s’attaquer à l’un de ses membres sans attaquer le corps tout entier. C’est là véritablement le gain concernant ce pacte, dans la mesure où chacun des individus devenu citoyen augmente sa puissance, et donc sa liberté. Ce qui pourrait sembler abstrait se manifeste de façon concrète dans notre vie publique fortement marquée par le rousseauisme de nos institutions. Ainsi des accents rousseauistes de J. Chirac, alors Président de la République, à l’occasion d’une vague d’attentats contre des synagogues : il affirmait clairement que toucher un juif de France équivalait à s’attaquer à la République tout entière. Ou encore, l’énoncé du verdict lors du procès d’un ancien premier ministre pour abus de biens sociaux : les juges considéraient qu’il était sanctionné parce qu’il « avait abusé la confiance du peuple souverain dont la volonté générale s’exprime dans les lois de la République ».

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Le Contrat social de Rousseau a fait l’objet de diverses critiques, de droite comme de gauche, pourrait-on dire. La première concerne un danger de totalitarisme. De fait, contrat ou non, les individus restent ce qu’ils sont, avec leurs intérêts particuliers, et n’adhèrent pas toujours spontanément à ce pacte d’association ; il subsiste toujours une tension entre l’individu particulier et le citoyen ; mais malheur à celui qui ne se fond pas dans l’association, qui refuse ou subvertit les clauses du contrat. A ce sujet, le « gentil » Rousseau n’hésite pas à réclamer la peine de mort contre les ennemis du peuple ; dans le L. II, il a cette phrase terrible : « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ».

On a pu aussi reprocher au Contrat social qui inspire la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen d’être un instrument idéologique au service d’une classe : la bourgeoisie. De fait, l’égalité et la liberté dont il se réclame sont bien formelles ; quel sens peuvent avoir la liberté et l’égalité en droit (sans même parler de la fraternité) pour un homme qui n’a d’autre choix que de trimer comme une bête douze heures par jour afin de subsister, et cela au profit d’individus ou de groupes qui détiennent tous les moyens de production (terres, machines, etc.) ? Bref, l’abstraction des droits de l’homme fournit des moyens de lutte très limités en matière de justice sociale ; et pour Marx il s’agit d’abord de l’idéologie produite par la classe bourgeoise propriétaire afin de légitimer sa domination de fait.

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Cependant, quelle que soit la pertinence de ces critiques, le sens du Contrat social est sans doute loin d’être épuisé. Il continue en effet à fournir un modèle, voire un idéal régulateur à l’horizon de nos sociétés démocratiques. De ce point de vue, il reste un texte vivant ; ses concepts sont à méditer, à reprendre et à réinterpréter sans cesse en fonction des circonstances – et notamment de notre époque contemporaine. Par ailleurs, dans la mesure où elle inaugure une lutte contre la tendance à affecter d’un trop fort coefficient de naturalité le différentiel des positions dans le champ des classes sociales, la méthode historique de Rousseau ouvre la voie à toute une Ecole de chercheurs en sciences sociales qui considèrent que leur travail s’inscrit dans la dynamique d’émancipation des Lumières. Loin d’une position naïve sur la nature humaine, on peut envisager la conception de l’état de nature rousseauiste comme une posture moderne et pragmatique : un refus d’essentialiser les facultés humaines - refus permettant corrélativement de postuler une perfectibilité de l’homme en société, un horizon constitué par d’infinies possibilités d’amélioration, tant individuelle que sociale et politique.

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Pour ces raisons, et pour bien d’autres, le Contrat social et l’œuvre de Rousseau d’une façon générale constituent aussi une référence importante pour les travailleurs sociaux et les intervenants du champ médico-social. Sa méthode tend à légitimer ceux qui s’attachent à repérer et à déconstruire les effets de stigmatisation, d’aliénation ou de violence symbolique dont sont l’objet patients et usagers dans notre société actuelle, et qui s’efforcent de leur permettre d’actualiser ainsi leurs potentiels.

 

Voir aussi : http://fraterphilo.over-blog.com/2019/04/genese-d-un-peuple-souverain.html

Et concernant l'appropriation moderne du Contrat social par Rawls : http://fraterphilo.over-blog.com/2016/11/modeles-de-justices.html

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Penser la violence ; l'oeuvre de Girard

Paru en Mars 2018 chez HDiffusion, Penser la violence de Pascal Coulon. 20 euro dans toutes les "bonnes librairies"

 

 

La violence a fait au cours des deux derniers siècles l'objet d'une pléthore de recherches dans bien des domaines, et nombreux sont les livres qui ont traité de la question en lui apportant des réponses fécondes. Bien peu cependant l'ont abordée dans sa dimension génétique essentielle de violence fondatrice. Et, pour cause ! Penser que toutes les communautés humaines et l'ensemble des processus civilisateurs, avec leurs rites, leurs cultures, etc., trouvent leurs origines dans une violence radicale qui en constitue la fondation ne va pas de soi ! De ce point de vue, Freud semble bien avoir la paternité de l'idée fondamentale d'un meurtre initial, paradoxalement à la source de la civilisation, de la morale et de la religion. Mais ne s'agit-il pas d'un mythe ? La question de la violence ne requiert-elle pas plutôt une méthode indiciaire, s'appuyant sur des recherches et un matériau anthropologiques ? L'oeuvre de René Girard tend dans un effort continu, magistral et souvent solitaire à remonter contre vents et marées aux sources d'une violence à la fois effective, revenant périodiquement, fondatrice et génétique. Sans omettre les failles de la doctrine, l'auteur met clairement en évidence l'articulation des théories girardiennes, désir mimétique, victime émissaire, méconnaissance, et nous en découvre la fécondité pour penser notre époque. (4ème de couverture)

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LES GROUPES D'ENTRAIDE

Pascal Coulon, LES GROUPES D'ENTRAIDE

Une thérapie contemporaine

Psycho-Logiques
 

De nombreuses personnes trouvent dans les groupes d'entraide des ressources pour lutter contre leurs souffrances, se reconstruire psychologiquement et recréer du lien social. Quel est le véritable potentiel de ces groupes ? Quelles sont les origines de ces fraternités ? Quelles sont leurs valeurs ? Comment expliquer leur relative confidentialité et les résistances que ces groupes rencontrent en France ? Cet ouvrage met en lumière les polémiques qui opposent vainement la psychanalyse aux autres thérapeutiques de groupe face aux sujets addictés.


L'Harmattan, 22,50 euro
ISBN : 978-2-296-10844-8 • février 2010 • 226 pages

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