Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
12 septembre 2016 1 12 /09 /septembre /2016 11:27
Aller vers le Comanche en soi

Une petite ribambelle de bons films dans les salles en cette rentrée 2016/17. Quatre d'entre eux, plus particulièrement, dans des registres et des styles très différents.

.

Pour ceux qui appréciaient en son temps l'humour noir de Bertrand Blier - celui de Buffet froid par exemple - je recommande Un petit boulot de Jacques Chaumeil. Dans une petite ville du Nord sinistrée par un licenciement boursier, Jacques (Romain Duris), chômeur, abandonné par sa copine, végète sans aucune perspective. Le truand local (incarné par Michel Blanc) lui propose de devenir tueur à gages en commençant par tuer sa femme. A la brutalité du licenciement économique et des situations de détresse qu'il provoque, répond une forme de cynisme des protagonistes, dont on sent bien que les formes extrêmes deviennent jouissives pour les acteurs (et le spectateur).

.

Dans un registre très différent, Le fils de Jean de Philippe Lioret. Film très sensible, à la fois simple et tout en délicatesse, sur le thème de la quête du père et du secret de famille. Jean, incarné par Pierre Deladonchamps, part au Canada pour les obsèques d'un père qu'il n'a jamais connu. Il est accueilli à Montréal par le meilleur ami de ce père, incarné par Gabriel Arcamp, dont la sobriété du jeu n'a d'égal que l'extraordinaire présence.

.

Avec Infiltrator de Braf Furman on est plus dans la grosse machinerie hollywoodienne. Les fans de Breaking bad ne peuvent décemment pas rater cette histoire vraie d'infiltration du réseau de Pablo Escobar par un agent de la CIA, incarné par Brian Scanton, dont le jeu tourmenté rappelle sans conteste la série. C'est bien fait, efficace, spectaculaire, délirant souvent, émouvant parfois, et plein de suspense.

.

Mais le vrai petit bijou de cette rentrée est à mon avis Comancheria de David Mackenzie. Le film vaut d'abord par son style et son atmosphère - entre les frères Coen et Bagdad café -, faite de paysages désertiques, de couchers de soleil aussi brutaux et incendiaires que le Texas profond où se situe l'action. Style qui est d'ailleurs renforcé par les personnages dont les réparties laconiques constituent un véritable régal. A cet égard, le jeu des acteurs, en osmose parfaite avec ce paysage texan, est formidable - avec une mention toute particulière pour Jeff Bridge en Texas ranger vieillissant, cynique et revenu de tout.

Sans doute faut-il aussi prendre en compte une mise en scène très particulière que décrypteraient mieux que moi les spécialistes du cinéma, et qui a valu au film une palme à Cannes dans la catégorie Un certain regard.

Toutefois, au-delà des considérations purement cinématographiques techniques, c'est à mon sens la façon de perpétuer en la renouvelant la mythologie américaine de l'Ouest qui constitue le tour de force de ce film. Comment changer les choses, les adapter aux circonstances socio-historiques, pour qu'au final rien ne change ? Sur fond de crise des subprimes (et on retrouve le contexte du Petit boulot au sens où, là aussi, ce sont moins des considérations morales qui font loi qu'une certaine éthique, voire une esthétique) ce sont les mythes de la frontière, de la progression vers l'Ouest, qui reviennent encore une fois. En effet, le parcours de ces deux frères qui se lancent dans une épopée ponctuée d'attaques contre les banques qui ont ruiné leur famille illustre encore et toujours cette mythologie fondatrice.

Film dur et métallique à bien des égards, nous avons certes à faire à un polar, mais qui s'assimile plutôt à un western moderne dans lequel apparaît encore une fois de façon moderne mais significative l'idée de la frontière initiatique, de l'avènement de l'indien en soi-même (Danse avec les loups), de la transformation en Comanche, c'est-à-dire en guerrier.

Aller vers le Comanche en soi
Partager cet article
Repost0
22 juillet 2016 5 22 /07 /juillet /2016 22:48
Une figure perverse

La période estivale n'est généralement pas propice aux sorties de bons films dans les salles hexagonales. Sans être un chef d'oeuvre absolu, Irréprochable de Sébastien Marnier fait partie des bons films de l'été. Le synopsis, qui rappelle un peu Le couperet de Costa-Gavras en 2005, indique déjà ce dont il va être question :

.

"Sans emploi depuis un an, Constance revient dans sa ville natale quand elle apprend qu’un poste se libère dans l’agence immobilière où elle a démarré sa carrière, mais son ancien patron lui préfère une autre candidate plus jeune. Constance est alors prête à tout pour récupérer la place qu’elle estime être la sienne."

.

Mais alors que le film de de Costa-Gavras ressemblait à un thriller - l'élimination progressive des rivaux concernant un poste de cadre supérieur -, Irréprochable s'attache plus à la psychologie du personnage principal. Interprété par Marina Foïs qui habite de façon magistrale le rôle de Constance, le film met en évidence un certain nombre de mécanismes pervers auxquels tout un chacun peut se trouver confronté, tant dans sa vie privée qu'en situation professionnelle.

Je n'en dirai pas trop au risque de priver le spectateur de son plaisir, mais il sourd de tout le film et de l'interprétation de Marina Foïs une violence feutrée, rentrée, sous-jacente qui tient le spectateur en haleine. Mais ce sont surtout les mécanismes psychologiques de la perversion qui apparaissent ici en pleine lumière : la façon dont le personnage adopte des masques successifs - le pervers est vide, il s'approprie en quelque sorte la vie professionnelle, familiale et sentimentale des autres, ce qui n'est pas sans entraîner des phénomènes de projection très bien décrits ici ; chez Constance, tout est bon pour parvenir à ses fins : harcèlement, alternances de brutalité et de sentimentalité. On le sait, le pervers est caractérisé par une absence totale d'empathie et sa façon de choséifier l'autre, de le manipuler pour son propre intérêt. Où il apparaît aussi que le fait d'être démasqué provoque souvent chez lui une véritable explosion de violence.

.

Le film de Marnier, outre le spectacle qu'il nous offre et qui vaut par sa tension dramatique, comporte à mon sens une dimension quasi pédagogique en ce qu'il permet à chacun de nous de repérer certains mécanismes de violence. Si ces derniers ne sont pas aussi spectaculaires que les événements actuels qui nous touchent tous (évoqués dans des articles précédents), ils n'en sont pas moins susceptibles parfois de détruire des vies eux aussi.

Une figure perverse
Partager cet article
Repost0
18 juillet 2016 1 18 /07 /juillet /2016 09:43
Terrorisme : déséquilibrés et fines mouches

Nous le redoutions tous plus ou moins, Nice nous rappelle que les attentats sont appelés à se reproduire malheureusement. Et cela d'autant plus que, sous réserve de nouvelles révélations de l'enquête, le profil de l'assassin de Nice peut laisser craindre qu'une certaine catégorie d'individus déséquilibrés, hyper dépressifs, en grande difficulté (pour reprendre l'euphémisme des travailleurs sociaux), ayant de multiples comptes à régler avec leurs proches, la société et eux-mêmes, plutôt que de précipiter leur avion sans raison "légitime" sur une montagne avec 150 passagers, trouveront avec l'EI les incitations nécessaires au passage à l'acte, une forme de légitimation et la reconnaissance qui en découle.

Je note en passant que ce profil significatif devrait mettre un terme au débat de ces derniers mois entre Roy qui considère qu'il s'agit aujourd'hui d'une islamisation de la radicalité et Képel qui considère que l'on ne saisit pas la complexité de la problématique si l'on ne prend pas la mesure des conflits très violents qui trament un mouvement de fond dans le monde islamique. Pour clore le débat, on pourrait dire simplement que l'offre rencontre ici la demande, que des entrepreneurs politiques peuvent compter sur toute sorte d'asociaux, psychotiques et paranoïaques, pour accomplir leurs desseins dans le monde occidental (c'est ce que le quotidien Libération appelle une revendication par adoption).

.

Pour faire suite à mes précédents articles sur la radicalisation, et dans la mesure où il s'agit à la fois d'une analyse claire, suggestive par ses métaphores, et très fine de notre situation actuelle au regard du terrorisme qui nous frappe, je me permets de diffuser sur mon blog le texte de l'historien médévialiste Yuval Noah Harari paru dans Le Nouvel obs en mars 2016, au lendemain des attaques de Bruxelles.

Après le crime de Nice, ce texte reste très actuel de par sa dimension analytique donc, mais il a aussi ceci d'intéressant à mon sens que, de façon pragmatique, il peut constituer une sorte de viatique afin de faire face à cette situation très difficile. En effet, la dernière partie de l'article trace une perspective politique concernant la "gestion" de ces attentats en mettant l'accent sur renseignement policier et opérations secrètes. Mais elle fournit surtout un certain nombre de principes éthiques tant pour le politique, que pour la presse (avec toutes les contradictions essentielles liées à la pratique de certains média qui font leurs choux gras de ces événements - il faudrait qu'elle se situe aux antipodes de BFM !!), et pour chaque citoyen. Sur ces bases, c'est d'ailleurs le tour de force de l'article : de par son recul historique, il permet, si c'est possible dans ce contexte difficile, de conserver une forme "d'optimisme" en relativisant la portée des attentats.

.

Je reproduis donc ici cet article in extenso

.

.

"Un terroriste, c’est comme une mouche qui veut détruire un magasin de porcelaine. Petite, faible, la mouche est bien incapable de déplacer ne serait-ce qu’une tasse. Alors, elle trouve un éléphant, pénètre dans son oreille, et bourdonne jusqu’à ce qu’enragé, fou de peur et de colère, ce dernier saccage la boutique. C’est ainsi, par exemple, que la mouche Al-Qaeda a amené l’éléphant américain à détruire le magasin de porcelaine du Moyen-Orient.

Comme son nom l’indique, la terreur est une stratégie militaire qui vise à modifier la situation politique en répandant la peur plutôt qu’en provoquant des dommages matériels. Ceux qui l’adoptent sont presque toujours des groupes faibles, qui n’ont pas, de toute façon, la capacité d’infliger d’importants dommages matériels à leurs ennemis. Certes, n’importe quelle action militaire engendre de la peur. Mais dans la guerre conventionnelle, la peur n’est qu’un sous-produit des pertes matérielles, et elle est généralement proportionnelle à la force de frappe de l’adversaire. Dans le cas du terrorisme, la peur est au cœur de l’affaire, avec une disproportion effarante entre la force effective des terroristes et la peur qu’ils parviennent à inspirer.

Modifier une situation politique en recourant à la violence n’est pas chose aisée. Le premier jour de la bataille de la Somme, le 1er juillet 1916, l’armée britannique a déploré 19.000 morts et 40.000 blessés. À la fin de la bataille, en novembre, les deux camps réunis comptaient au total plus d’un million de victimes, dont 300.000 morts. Pourtant, ce carnage inimaginable ne changea quasiment pas l’équilibre des pouvoirs en Europe. Il fallut encore deux ans et des millions de victimes supplémentaires pour que la situation bascule.

En comparaison, le terrorisme est un petit joueur. Les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 ont fait trente et un morts. En 2002, en plein cœur de la campagne de terreur palestinienne contre Israël, alors que des bus et des restaurants étaient frappés tous les deux ou trois jours, le bilan annuel a été de 451 morts dans le camp israélien. La même année, 542 Israéliens ont été tués dans des accidents de voiture. Certaines attaques terroristes, comme l’attentat du vol Pan Am 103 de 1988, qui a explosé au-dessus du village de Lockerbie, en Écosse, font parfois quelques centaines de victimes. Les 3.000 morts des attentats du 11 Septembre constituent un record à cet égard. Mais cela reste dérisoire en comparaison du prix de la guerre conventionnelle.

.

Faites le compte de toutes les victimes (tuées ou blessées) d’attaques terroristes en Europe depuis 1945 (qu’elles aient été perpétrées par des groupes nationalistes, religieux, de gauche ou de droite...), vous resterez toujours très en-deçà du nombre de victimes de n’importe quelle obscure bataille de l’une ou l’autre guerre mondiale, comme la 3e bataille de l’Aisne (250.000 victimes) ou la 10e bataille de l’Isonzo (225.000 victimes). Aujourd’hui, pour chaque Européen tué dans une attaque terroriste, au moins un millier de personnes meurent d’obésité ou des maladies qui lui sont associées. Pour l’Européen moyen, McDonalds est un danger bien plus sérieux que l’État islamique.

Comment alors les terroristes peuvent-ils espérer arriver à leurs fins ? À l’issue d’un acte de terrorisme, l’ennemi a toujours le même nombre de soldats, de tanks et de navires qu’avant. Ses voies de communication, routes et voies ferrées, sont largement intactes. Ses usines, ses ports et ses bases militaires sont à peine touchées. Ce qu’espèrent pourtant les terroristes, quand bien même ils n’ébranlent qu’à peine la puissance matérielle de l’ennemi, c’est que, sous le coup de la peur et de la confusion, ce dernier réagira de façon disproportionnée et fera un mauvais usage de sa force préservée.

Leur calcul est le suivant: en tournant contre eux son pouvoir massif, l’ennemi, fou de rage, déclenchera une tempête militaire et politique bien plus violente que celle qu’eux-mêmes auraient jamais pu soulever. Et au cours de ces tempêtes, ce qui n’était jamais arrivé arrive: des erreurs sont faites, des atrocités sont commises, l’opinion publique se divise, les neutres prennent position, et les équilibres politiques sont bouleversés. Les terroristes ne peuvent pas prévoir exactement ce qui sortira de leur action de déstabilisation, mais ce qui est sûr, c’est que la pêche a plus de chance d’être bonne dans ces eaux troubles que dans une mer politique calme.

Voilà pourquoi un terroriste ressemble à une mouche qui veut détruire un magasin de porcelaine. Petite, faible, la mouche est incapable de déplacer ne serait-ce qu’une simple tasse. Alors, elle trouve un éléphant, pénètre dans son oreille, et bourdonne jusqu’à ce qu’enragé, fou de peur et de colère, ce dernier saccage la boutique. C’est ce qui est arrivé au Moyen-Orient ces dix dernières années. Les fondamentalistes islamiques n’auraient jamais pu renverser eux-mêmes Saddam Hussein. Alors ils s’en sont pris aux États-Unis, et les États-Unis, furieux après les attaques du 11 Septembre, ont fait le boulot pour eux: détruire le magasin de porcelaine du Moyen-Orient. Depuis, ces décombres leur sont un terreau fertile.

.

Le terrorisme est une stratégie militaire peu séduisante, parce qu’elle laisse toutes les décisions importantes à l’ennemi. Comme les terroristes ne peuvent pas infliger de dommages matériels sérieux, toutes les options que l’ennemi avait avant une attaque terroriste sont encore à sa disposition après, et il est complètement libre de choisir entre elles. Les armées régulières cherchent normalement à éviter une telle situation à tout prix. Quand elles attaquent, leur but n’est pas d’orchestrer un spectacle terrifiant qui attise la colère de l’ennemi et l’amène à répliquer.

Au contraire, elles essaient d’infliger à leur ennemi des dommages matériels sérieux afin de réduire sa capacité à répliquer. Elles cherchent notamment à le priver de ses armes et de ses solutions tactiques les plus dangereuses. C’est, par exemple, ce qu’a fait le Japon en décembre 1941, avec l’attaque surprise qui a coulé la flotte américaine à Pearl Harbor. Ce n’était pas un acte terroriste; c’était un acte de guerre. Les Japonais ne pouvaient prévoir avec certitude quelle seraient les représailles, à part sur un point : quel que soit ce qu’ils décideraient de faire, il ne leur serait plus possible d’envoyer une flotte dans le Sud-Est asiatique en 1942.

Provoquer l’ennemi sans le priver d’aucune de ses armes ou de ses possibilités de répliquer est un acte de désespoir, un dernier recours. Quand on a la capacité d’infliger de gros dommages matériels à l’ennemi, on n’abandonne pas cette stratégie pour du simple terrorisme. Imaginez que, en décembre 1941, les Japonais aient, pour provoquer les États-Unis, torpillé un navire civil sans toucher à la flotte du Pacifique à Pearl Harbor: ç’aurait été de la folie !

Mais les terroristes n’ont pas trop le choix. Ils sont si faibles qu’ils n’ont pas les moyens de couler une flotte ou de détruire une armée. Ils ne peuvent pas mener de guerre régulière. Alors, ils choisissent de faire dans le spectaculaire pour, espèrent-ils, provoquer l’ennemi, et le faire réagir de façon disproportionnée. Un terroriste ne raisonne pas comme un général d’armée, mais comme un metteur en scène de théâtre: c’est là un constat intuitif, qu’illustre bien, par exemple, ce que la mémoire collective a conservé des attentats du 11 Septembre. Si vous demandez aux gens ce qu’il s’est passé le 11 Septembre, ils répondront probablement que les tours jumelles du World Trade Center sont tombées sous le coup d’une attaque terroriste d’Al-Qaeda. Pourtant, en plus des attentats contre les tours, il y a eu ce jour-là deux autres attaques, notamment une attaque réussie contre le Pentagone. Comment se fait-il qu’aussi peu de gens s’en souviennent?

Si l’opération du 11-Septembre avait relevé d’une campagne militaire conventionnelle, l’attaque du Pentagone aurait retenu la plus grande attention. Car elle a permis à Al-Qaeda de détruire une partie du QG ennemi, tuant et blessant au passage des dirigeants et des experts de haut rang. Comment se fait-il que la mémoire collective accorde bien plus d’importance à la destruction de deux bâtiments civils et à la disparition de courtiers, de comptables et d’employés de bureaux?

C’est que le Pentagone est un bâtiment relativement plat et arrogant, tandis que le World Trade Center était un grand totem phallique dont l’effondrement a produit un énorme effet audiovisuel. Qui a vu les images de cet effondrement ne pourra jamais les oublier. Le terrorisme, c’est du théâtre, nous le comprenons intuitivement – et c’est pourquoi nous le jugeons à l’aune de son impact émotionnel plus que matériel. Rétrospectivement, Oussama ben Laden aurait peut-être préféré trouver à l’avion qui a frappé le Pentagone une cible plus pittoresque, comme la statue de la Liberté. Il y aurait certes eu peu de morts, et aucun atout militaire de l’ennemi n’aurait été détruit, mais quel puissant geste théâtral !

À l’instar des terroristes, ceux qui les combattent devraient aussi penser en metteurs en scène plutôt qu’en généraux. Pour commencer, si l’on veut combattre le terrorisme efficacement, il faut prendre conscience que rien de ce que les terroristes font ne peut vraiment nous détruire. C’est nous seuls qui nous détruisons nous-mêmes, si nous surréagissons et donnons les mauvaises réponses à leurs provocations.

Les terroristes s’engagent dans une mission impossible, quand ils veulent changer l’équilibre des pouvoirs politiques par la violence, alors qu’ils n’ont presque aucune capacité militaire. Pour atteindre leur but, ils lancent à nos États un défi tout aussi impossible : prouver qu’ils peuvent protéger tous leurs citoyens de la violence politique, partout et à tout moment. Ce qu’ils espèrent, c’est que, en s’échinant à cette tâche impossible, ils vont rebattre les cartes politiques, et leur distribuer un as au passage.

Certes, quand l’État relève le défi, il parvient en général à écraser les terroristes. En quelques dizaines d’années, des centaines d’organisations terroristes ont été vaincues par différents États. En 2002-2004, Israël a prouvé qu’on peut venir à bout, par la force brute, des plus féroces campagnes de terreur. Les terroristes savent parfaitement bien que, dans une telle confrontation, ils ont peu de chance de l’emporter. Mais, comme ils sont très faibles et qu’ils n’ont pas d’autre solution militaire, ils n’ont rien à perdre et beaucoup à gagner. Il arrive parfois que la tempête politique déclenchée par les campagnes de contre-terrorisme joue en faveur des terroristes: c’est pour cette raison que cela vaut le coup de jouer. Un terroriste, c’est un joueur qui, ayant pioché au départ une main particulièrement mauvaise, essaye de convaincre ses rivaux de rebattre les cartes. Il n’a rien à perdre, tout à gagner.

.

Pourquoi l’État devrait-il accepter de rebattre les cartes ? Puisque les dommages matériels causés par le terrorisme sont négligeables, l’État pourrait théoriquement en faire peu de cas, ou bien prendre des mesures fermes mais discrètes loin des caméras et des micros. C’est d’ailleurs bien souvent ce qu’il fait. Mais d’autres fois, les États s’emportent, et réagissent bien trop vivement et trop publiquement, faisant ainsi le jeu des terroristes. Pourquoi les États sont-ils aussi sensibles aux provocations terroristes?

S’ils ont souvent du mal à supporter ces provocations, c’est parce que la légitimité de l’État moderne se fonde sur la promesse de protéger l’espace public de toute violence politique. Un régime peut survivre à de terribles catastrophes, voire s’en laver les mains, du moment que sa légitimité ne repose pas sur le fait de les éviter. Inversement, un problème mineur peut provoquer la chute d’un régime, s’il est perçu comme sapant sa légitimité. Au XIVe siècle, la peste noire a tué entre un quart et la moitié de la population européenne, mais nul roi n’a perdu son trône pour cela, nul non plus n’a fait beaucoup d’effort pour vaincre le fléau. Personne à l’époque ne considérait que contenir les épidémies faisait partie du boulot d’un roi. En revanche, les monarques qui laissaient une hérésie religieuse se diffuser sur leurs terres risquaient de perdre leur couronne, voire d’y laisser leur tête!

Aujourd’hui, un gouvernement peut tout à fait fermer les yeux sur la violence domestique ou sexuelle, même si elle atteint de hauts niveaux, parce que cela ne sape pas sa légitimité. En France, par exemple, plus de mille cas de viols sont signalés chaque année aux autorités, sans compter les milliers de cas qui ne font pas l’objet de plaintes. Les violeurs et les maris abusifs, au demeurant, ne sont pas perçus comme une menace existentielle pour l’État parce que historiquement ce dernier ne s’est pas construit sur la promesse d’éliminer la violence sexuelle. A contrario, les cas, bien plus rares, de terrorisme, sont perçus comme une menace fatale, parce que, au cours des siècles derniers, les États occidentaux modernes ont peu à peu construit leur légitimité sur la promesse explicite d’éradiquer la violence politique à l’intérieur de leurs frontières.

Au Moyen Âge, la violence politique était omniprésente dans l’espace public. La capacité à user de violence était de fait le ticket d’entrée dans le jeu politique; qui en était privé n’avait pas voix au chapitre. Non seulement de nombreuses familles nobles, mais aussi des villes, des guildes, des églises et des monastères avaient leurs propres forces armées. Quand la mort d’un abbé ouvrait une querelle de succession, il n’était pas rare que les factions rivales – moines, notables locaux, voisins inquiets – recourent aux armes pour résoudre le problème.

Le terrorisme n’avait aucune place dans un tel monde. Qui n’était pas assez fort pour causer des dommages matériels substantiels était insignifiant. Si, en 1150, quelques musulmans fanatiques avaient assassiné une poignée de civils à Jérusalem, en exigeant que les Croisés quittent la terre sainte, ils se seraient rendus ridicules plutôt que d’inspirer la terreur. Pour être pris au sérieux, il fallait commencer par s’emparer d’une ou deux places fortes. Nos ancêtres médiévaux se fichaient bien du terrorisme: ils avaient trop de problèmes bien plus importants à résoudre.

.

Au cours de l’époque moderne, les États centralisés ont peu à peu réduit le niveau de violence politique sur leur territoire, et depuis quelques dizaines d’années les pays occidentaux l’ont pratiquement abaissé à zéro. En Belgique, en France ou aux États-Unis, les citoyens peuvent se battre pour le contrôle des villes, des entreprises et autres organisations, et même du gouvernement lui-même sans recourir à la force brute. Le commandement de centaines de milliards d’euros, de centaines de milliers de soldats, de centaines de navires, d’avions et de missiles nucléaires passe ainsi d’un groupe d’hommes politiques à un autre sans que l’on ait à tirer un seul coup de feu. Les gens se sont vite habitués à cette façon de faire, qu’ils considèrent désormais comme leur droit le plus naturel. Par conséquent, des actes, même sporadiques, de violence politique, qui tuent quelques dizaines de personnes, sont vus comme une atteinte fatale à la légitimité et même à la survie de l’État. Une petite pièce, si on la lance dans une jarre vide, suffit à faire grand bruit.

C’est ce qui explique le succès des mises en scène terroristes. L’État a créé un immense espace vide de violence politique – un espace qui agit comme une caisse de résonance, amplifiant l’impact de la moindre attaque armée, si petite soit-elle. Moins il y a de violence politique dans un État, plus sa population sera choquée face à un acte terroriste. Tuer trente personnes en Belgique attire bien plus d’attention que tuer des centaines de personnes au Nigeria ou en Iraq. Paradoxalement, donc, c’est parce qu’ils ont réussi à contenir la violence politique que les États modernes sont particulièrement vulnérables face au terrorisme. Un acte de terreur qui serait passé inaperçu dans un royaume médiéval affectera bien davantage les États modernes, touchés au cœur.

L’État a tant martelé qu’il ne tolérerait pas de violence politique à l’intérieur de ses frontières qu’il est maintenant contraint de considérer tout acte de terrorisme comme intolérable. Les citoyens, pour leur part, se sont habitués à une absence totale de violence politique, de sorte que le théâtre de la terreur fait naître en eux une peur viscérale de l’anarchie, comme si l’ordre social était sur le point de s’effondrer. Après des siècles de batailles sanglantes, nous nous sommes extraits du trou noir de la violence, mais ce trou noir, nous le sentons, est toujours là, attendant patiemment le moment de nous avaler à nouveau. Quelques atrocités, quelques horreurs – et nous voilà, en imagination, en train de retomber dedans.

.

Afin de soulager ces peurs, l’État est amené à répondre au théâtre de la terreur par un théâtre de la sécurité. La réponse la plus efficace au terrorisme repose sans doute sur de bons services secrets et sur une action discrète contre les réseaux financiers qui alimentent le terrorisme. Mais ça, les gens ne peuvent pas le voir à la télévision. Or ils ont vu le drame terroriste de l’effondrement des tours du World Trade Center. L’État se sent donc obligé de mettre en scène un contre-drame aussi spectaculaire, avec plus de feu et de fumée encore. Alors au lieu d’agir calmement et efficacement, il déclenche une énorme tempête qui, bien souvent, comble les rêves les plus chers des terroristes.

Comment l’État devrait-il faire face au terrorisme ? Pour réussir, la lutte devrait être menée sur trois fronts. Les gouvernements, d’abord, devraient se concentrer sur une action discrète contre les réseaux terroristes. Les médias, ensuite, devraient relativiser les événements et éviter de basculer dans l’hystérie. Le théâtre de la terreur ne peut fonctionner sans publicité. Or malheureusement, les médias ne font souvent que fournir cette publicité gratuitement: ils ne parlent que des attaques terroristes, de façon obsessionnelle, et exagèrent largement le danger, parce que de tels articles sensationnels font vendre les journaux, bien mieux que les papiers sur le réchauffement climatique.

Le troisième front, enfin, est celui de notre imagination à tous. Les terroristes tiennent notre imagination captive, et l’utilisent contre nous. Sans cesse, nous rejouons les attaques terroristes dans notre petit théâtre mental, nous repassant en boucle les attaques du 11 septembre ou les attentats de Bruxelles. Pour cent personnes tuées, cent millions s’imaginent désormais qu’il y a un terroriste tapi derrière chaque arbre. Il en va de la responsabilité de chaque citoyen et de chaque citoyenne de libérer son imagination, et de se rappeler quelles sont les vraies dimensions de la menace. C’est notre propre terreur intérieure qui incite les médias à traiter obsessionnellement du terrorisme et le gouvernement à réagir de façon démesurée.

.

Que dire encore du terrorisme nucléaire ou bio-terrorisme? Que se passerait-il si ceux qui prédisent l’Apocalypse avaient raison? si les organisations terroristes venaient à acquérir des armes de destruction massive, susceptibles, comme dans la guerre conventionnelle, de causer d’immenses dommages matériels? Quand cela arrivera (si cela arrive), l’État tel que nous le connaissons sera dépassé. Et du même coup, le terrorisme tel que nous le connaissons cessera également d’exister, comme un parasite meurt avec son hôte.

Si de minuscules organisations représentant une poignée de fanatiques peuvent détruire des villes entières et tuer des millions de personnes, l’espace public ne sera plus vierge de violence politique. La vie politique et la société connaîtront des transformations radicales. Il est difficile de savoir quelle forme prendront les batailles politiques, mais elles seront certainement très différentes des campagnes de terreur et de contre-terreur du début du XXIe siècle. Si en 2050 le monde est plein de terroristes nucléaires et de bio-terroristes, leurs victimes songeront au monde occidental d’aujourd’hui avec une nostalgie teintée d’incrédulité: comment des gens qui jouissaient d’une telle sécurité ont-ils pu se sentir aussi menacés ?"

Terrorisme : déséquilibrés et fines mouches
Partager cet article
Repost0
1 juillet 2016 5 01 /07 /juillet /2016 16:47

"Il y a moins de différence entre les animaux les plus intelligents et les hommes les plus stupides qu'entre les hommes les plus stupides et les plus intelligents".

Montaigne, Apologie de Raymond Sebond

Il est généralement convenu que le 11 septembre constitue une rupture historique, qu'il existe un avant et un après de cet événement dont on n'a sans doute pas fini d'analyser et de décliner les incidences tant sur les plans politique, stratégique et sécuritaire que dans nos vies quotidiennes.

Mais, c'est au-delà ou en deçà de cette dimension historico-politique que j'entends me situer ici. Théories du complot, interprétations paranoïaques de l'histoire et des rapports sociaux, il me semble que l'événement 11/09 peut aussi être perçu comme un paradigme sur lequel s'étalonnent d'autres événements (Charlie, etc.) qui lui font écho. De ce point de vue, le 11/09 et la successions d'attentats qui entrent en résonance avec cet événement matriciel sont au principe d'une autre rupture tout à la fois symbolique, sociologique, psychologique, voire anthropologique, certes moins immédiatement perceptible, mais peut-être plus grave. Fantasmes, convictions non fondées, délire paranoïaques, tous les ingrédients d'une inquiétante régression obscurantiste sont désormais réunis.

.

.

C'est un truisme de dire que le rapport à soi-même passe par le rapport à l'autre, que le processus par lequel se construit l'identité est traversé d'altérité. Ce rapport n'est pas toujours des plus paisibles, surtout sous sa forme de lutte pour la reconnaissance qui n'est pas un long fleuve tranquille. Toutefois, que ce rapport puisse être clairement antagoniste n'empêche pas cette construction mutuelle, même s'il est évident que ce processus dialectique trouve à s'effectuer d'autant mieux que nous avons en partage un certain nombre de croyances (quitte d'ailleurs à ce que ces convictions portent sur une claire perception de nos divergences).

Quoi qu'il en soit, il est important de voir que ces évidences partagées ne sont pas un surplus accessoire au regard de la construction de soi. Elles ne se surajoutent pas à une identité déjà constituée ; elles fournissent au contraire les bases communes de ce rapport structurant.

.

Or, c'est peut-être bien à ce niveau que le bât blesse et que se joue quelque chose de fondamental depuis le 11/09 dans nos sociétés. Qu'advient-il en effet en termes de construction identitaire dès lors que ce socle de convictions communes vacille ? Plus précisément quand, chez une partie non négligeable d'entre nous, les évidences cèdent la place à des délires fantasmatiques ?

Ce n'est désormais plus seulement dans certaines banlieues défavorisées, dans les prisons, les lieux de soins pour personnes fragilisées psychologiquement et socialement (où, de par ma fonction, je suis assez bien placé pour observer le phénomène), chez des jeunes, chez des personnes défavorisées, chez des personnes de confession musulmane que toute une frange de la population vit dans la croyance que le 11/09 est l'oeuvre de la CIA (bien entendu noyautée par les juifs). Quelle que soit la variante du complot adoptée (et dont différentes versions sont bien analysées par les chercheurs) et si irrationnelle que puisse être cette croyance, c'est aussi maintenant dans les catégories socio culturelles assez élevées et chez des personnes de confession diverse que des gens sont convaincus de l'existence de ce complot et de ses ramifications.

En ce sens, si le 11/09 acquiert une valeur paradigmatique, c'est dans la mesure où à l'occasion de chaque nouvel attentat le même schéma se reproduit invariablement. De façon désormais systématique, ces drames font l'objet d'un traitement similaire sur les réseaux sociaux. Plus loin, par capillarité pourrait-on dire, c'est toute une interprétation paranoïaque du monde qui se met ainsi en place progressivement.

.

Il va de soit que ce type de croyances détachées de la réalité commune n'est pas anodin en termes de construction de soi dans le rapport à l'autre, et cela dans la mesure où ces élaborations fantasmatiques accentuent la rupture multiforme que j'évoquais plus haut.

Rupture psychique : en termes cliniques, la déconnexion de la réalité s'appelle psychose, laquelle prend ici une forme paranoïaque.

Rupture symbolique : au-delà même des savoirs historiques dont l'évidence est ainsi niée avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer en termes de fracture collective, émerge désormais le sentiment de ne plus avoir de langage commun, ou tout du moins de langage qui s'appuie sur un référent partagé. Peut-être que de ce point de vue la responsabilité est partagée, le politique apparaissant lui aussi de plus en plus déconnecté des réalités concrètes vécues par les populations et en contradiction constante avec ses promesses de campagne.

Rupture sociologique : bien des situations sociales sont objectivement difficiles et justifient des formes de révolte. Mais cette construction fantasmatique favorise une perception manichéenne dans laquelle se situent d'un côté les victimes dominées (qui trouvent par là-même des justifications à leurs propres errements) et de l'autre côté, tous les autres, élites dominantes entourées de naïfs serviteurs (au mieux) ou de complices (au pire).

Rupture anthropologique : le terme peu paraître excessif, mais il renvoie pour moi d'abord au risque de scission avec une frange de la population animée par toute sorte de superstitions (dans le même style : on n'a jamais marché sur le lune - c'est aussi un complot de la CIA !), et qui s'enfonce dans une régression obscurantiste. Comme s'il y avait une dichotomie, une scission entre deux formes d'humanité, certains d'entre nous restant animés plus ou moins consciemment par l'esprit critique, l'exigence de vérification scientifique des faits, en bref l'idéal d'émancipation des Lumières, alors que d'autres revenaient aux ténèbres.

Rupture anthropologique ensuite parce que cet obscurantisme n'est pas sans conséquences dramatiques qui font signe vers les heures les plus noires de l'histoire, les crimes contre l'humanité. Généralement, cet obscurantisme correspond à un oubli de l'histoire justement. On le sait, les théories du complot précèdent souvent les massacres de masse, et cela dans la mesure où elles préparent le terrain à une libération des pulsions les plus violentes le jour où les conditions socio-historiques sont réunies. C'est le cas du nazisme, bien sûr, mais aussi au Rwanda où la propagande Hutu avait préparé les esprits pendant des années à la haine anti Tutsi. A moindre échelle, c'est le même schéma qui se met en place dans le cas d'Hilan Halimi, ce jeune juif torturé et assassiné (parce que "tout le monde sait que les juifs ont du fric"). Enfin, il va de soit que les attentats récents sont favorisés par ce terreau constitué par l'ignorance et la haine.

.

Même si c'est un travail long et fastidieux, les théories du complot ne devraient pas être difficiles à contredire sur le plan de l'argumentation rationnelle, et de nombreuses recherches les déconstruisent assez facilement en s'appuyant sur des faits (un dossier complet et détaillé sur les théories du complot du 11/09 est ainsi disponible sur Wikipédia, avec une conclusion de Noam Chomsky - peu suspect de connivence avec le gouvernement US).

Les difficultés sont ailleurs : d'une part, des complots historiques réels ont bien existé objectivement et existent probablement encore de fait, ce qui ne permet pas de balayer si facilement toute idée de complot.

Mais, la plus grande difficulté se situe sur le plan subjectif. Elle provient du fait que ces théories sont séduisantes en ce qu'elles procurent un certain nombre de "bénéfices" psychiques à ceux qui les adoptent et les répandent : d'abord, elles permettent de combler le vide, de donner sens à ce qui n'en n'a pas nécessairement, et qui constitue tout le tragique de l'existence humaine. Dans le même ordre d'idées, elles autorisent la désignation d'une victime émissaire, bien pratique là aussi en termes de canalisation de la violence et de lutte contre l'angoisse.

Ensuite, elles alimentent le narcissisme de leur défenseur puisque ce dernier apparaît comme un affranchi, le détenteur d'un secret que le commun ne possède pas. En ce sens, l'adepte de la théorie du complot est lui-même un acteur séduisant (et donc un redoutable et infatigable propagateur de la rumeur). On peut donc comprendre que c'est un "bénéfice" non négligeable pour des gens en difficulté, en perte de repères, en déficit de références paternelles et d'intégration de la loi.

Pour toutes ces raisons, ces théories sont difficiles à déconstruire. Milgram avait bien identifié le mécanisme selon lequel plus un adepte s'est engagé sur une voie, plus il lui est compliqué subjectivement de reconnaître qu'elle est fausse. Avec son expérience, il montrait, entre autres, que reconnaître que l'on s'est trompé représente toujours un coût narcissique élevé, et cela d'autant plus que la croyance est ancienne.

.

.

Il est donc à craindre qu'il soit déjà trop tard pour nombre d'adultes, convaincus par ces idées. C'est alors aux plus jeunes qu'il s'agit de s'adresser, et, en ce sens, les initiatives de ces derniers mois qui visent à enseigner aux élèves de collège l'esprit critique par rapport aux sources d'information, avec interventions de journalistes, etc. sont excellentes. Mais il me semble qu'il faudrait désormais les systématiser et les intégrer plus officiellement dans le cursus scolaire tant il y va essentiellement de la construction de soi, du citoyen et de l'être ensemble.

Enfin, clin d’œil de l'histoire des idées, cette incroyable régression obscurantiste peut être à la source d'une revitalisation de la fonction du philosophe dans la Cité. Pour ma part, j'ai le sentiment de retrouver l'atmosphère qui entourait mon cher Spinoza pendant mes années de Licence, avec sa lutte contre la superstition et en faveur de la raison, ou encore Kant pour qui L'avènement des Lumières implique le courage de sortir de la servitude, de la minorité dans laquelle l'homme se tient de sa propre responsabilité.

Une formidable régression obscurantiste
Partager cet article
Repost0
7 juin 2016 2 07 /06 /juin /2016 14:43
120 pages, 14 euro
120 pages, 14 euro

Après Le réel insensé, ouvrage où il mettait en évidence un certain nombre de concepts essentiels de la pensée de Lacan, Nicolas Floury publie De l'usage addictif : une ontologie du sujet toxicomane. Le lecteur de ce blog trouvera, après de rapides considérations personnelles sur le travail de Nicolas Floury, quelques extraits de l'avant-propos, un passage de la belle préface d'un philosophe important de la nouvelle génération, Mehdi Belhaj Kacem, et la 4ème de couverture du livre.

.

En ce qui me concerne, j'insisterai rapidement sur quelques points qui touchent aussi bien au fond qu'à la forme : tout d'abord, ce livre fait évènement, comme le dit le préfacier, au sens où il s'agit sans doute pour la première fois d'une approche réellement philosophique, une véritable ontologie construite selon une axiomatique rigoureuse. En effet, la toxicomanie est ici renvoyée à l'être du sujet, à une "insondable décision de l'être". Paradoxalement, le toxicomane est celui qui, bien que s'aliénant à un produit (ou un comportement), cherche d'abord à travers les affres qu'il affronte, à s'émanciper de l'aliénation originaire au langage. Certes, c'est une voie coûteuse, s'il en est. Je note d'ailleurs sur ce point un parallèle intéressant entre la thèse de N. Floury et les considérations actuelles plus empiriques des addictologues, qui considèrent que la consommation est une première tentative de résilience - coûteuse, certes, qui finit par se retourner en son contraire, et donc par échouer.

Ensuite, sur la forme, dans ce livre la rigueur et la clarté du propos sont très appréciables. Voici un lacanien qui, depuis Le réel insensé, ne cède pas à la facilité qui consiste à considérer l'incompréhensibilité comme un gage de qualité : par mimétisme, peut-être pour avoir l'air d'être en intelligence avec les dernières positions du Maître qui se rapprochaient des paradoxes zen, nombre de textes d'obédience lacanienne sont délibérément obscurs. Contrairement à cette tendance, dans l'Essai du philosophe N. Floury, que l'on adhère ou non à la thèse, les démonstrations sont claires, elles fonctionnent de façon axiomatique, et donc rigoureuse.

Enfin, plus largement, une lecture attentive de ses différents travaux (livres, textes de conférence, etc.) indiquent que, loin du battage médiatique, nous sommes en présence d'un jeune philosophe qui creuse tranquillement son propre sillon et dont la pensée s'inscrit dans la durée.

.

Extrait de l'Avant-propos : « (...) Que veut en effet le toxicomane, si ce n’est à tout prix annihiler en lui toute trace de sujet ? La nature de l’objet consommé, tant qu’il permet sa désubjectivation, n’a donc presque aucune importance. Nous l’établirons, la notion de quantité, de même, n’entre pas en jeu lorsqu’il s’agit d’addiction. Ce ne seront donc pas ici les manières de consommer : la nature du produit, sa posologie, sa fréquence d’administration, qui seront prises en compte. Ce qui nous importera c’est l’être du sujet toxicomane.

La toxicomanie, selon nous, est tout sauf une maladie. Il s’agit bien plutôt d’une insondable décision de l’être. Pourquoi alors ce choix, puisqu’il semble mener droit dans les affres ? Nous pensons qu’il s’agit, pour le toxicomane, de tenter un sevrage. « Parler c’est mentir » est l’adage de ce sujet qui ne veut plus ni mensonges ni semblants – il en aurait trop souffert. Intoxiqué plus que tout autre par le verbe, son but est de s’en désintoxiquer. Il tente de le faire, paradoxalement, par un usage compulsif de drogues.

S’il y a compulsion, il y a répétition. C’est par la répétition que l’on accède au langage, ou plutôt que le langage a prise originairement sur nous. Eh bien, se dit le sujet toxicomane, c’est par celle-ci que l’on en sortira. Non plus répéter indéfiniment la jouissance, mais parvenir à jouir de la répétition afin de sortir du langage : tel est son projet.

Dans ce petit essai philosophique l’enjeu est de rendre cet axiome du sujet toxicomane – avec quelques-unes de ses conséquences – cristallin. » (N. F.)

.

Extrait de la Préface de Mehdi Belhaj Kacem : « (...) Si donc le sujet toxico constitue, aujourd'hui encore, une telle provocation à la société, c'est que c'est toute la société humaine, sans aucune exception culturelle, qui est fondée sur l'addiction. (...) Saluons cet événement du premier texte philosophique de référence sur la question de l'addiction, qui est bien réellement à la toxicomanie ce que le Traité du désespoir fut à l'angoisse. »

.

4è de couverture : Ce livre retrace le parcours d'un individu qui devient un addict, individu de plus en plus en affinité avec notre époque où la parole semble se raréfier au profit exclusif de la jouissance des corps. La question est de savoir comment on devient toxicomane. Comment en effet catégoriser l'être d'un tel sujet ?

Le toxicomane recherche peut-être plus que tout autre le bonheur, mais il se fourvoie sur les chemins tortueux et qui ne mènent nulle part, de la répétition des satisfactions. L'addiction est toujours, nécessairement, une aliénation. Pourquoi le sujet toxicomane décide-t-il alors de s'engager dans une telle voie ? Une voie qui bien souvent n'a d autre issue que la mort. En acceptant un tel risque, de quoi veut-il à ce point se séparer ?

L'auteur développe dans ce livre une thèse étonnante : pour le toxicomane, il ne s'agit, ni plus ni moins, que de parvenir à se libérer de l'aliénation originaire, notre aliénation au langage. Uniquement attentif à la dimension aliénante du verbe, le toxicomane ignore toutefois sa dimension libératrice, liée à toute civilisation véritable. N y aurait-il pas en effet une possibilité de rémission pour le sujet addict ? Une rédemption à trouver du côté de la culture, de son formidable potentiel de recomposition de l'humain ?

C'est pour répondre à ces questions que l'auteur propose ici une ontologie du sujet toxicomane bien éloignée de la doxa et des discours actuels sur les addictions et les toxicomanes.

Bonnard, L'homme et la femme : "Il n'y a pas de rapport sexuel" (Lacan)

Bonnard, L'homme et la femme : "Il n'y a pas de rapport sexuel" (Lacan)

Partager cet article
Repost0
28 mai 2016 6 28 /05 /mai /2016 18:32
Auto thérapie pédestre

Quelques considérations très rapides sur mon dernier périple, en mai 2016, sur le Chemin du Portugal - un périple de 400 kilomètres entre Porto et Fisterra en passant par Saint Jacques de Compostelle.

Cette longue marche ne fut pas vraiment simple pour moi : travaillé par de fortes douleurs dentaires au moment du départ, mal en point physiquement et psychiquement, il s’en fallut de peu que je n’annule ce voyage tant je me sentais handicapé dans la perspective de cet exercice exigeant. Mais la magie a de nouveau opéré, d'autant plus puissante que, du fond de l'enfer, j'ai eu le sentiment de véritablement revenir à la vie. Une vraie petite renaissance, avec ce sentiment très particulier du pèlerin (que j'ai déjà décrit), quand l'intensification de la puissance du corps exultant devient joie véritable de la présence !

J'ai déjà développé dans des articles précédents les dimensions philosophiques de cette activité (Phénoménologie du corps marchant, Aurore...) ; mais, dans le contexte très pénible de cette dernière randonnée, c'est donc plus ses vertus thérapeutiques qui m'ont particulièrement frappé ; et cela dans la mesure où les douleurs névralgiques, mais aussi la mauvaise fatigue liée aux antidouleurs et aux antibiotiques ont rapidement disparu pour faire place à un sentiment de quiétude et de sérénité.

.

Une fois de plus le pouvoir régénérateur de ce geste simple et si profondément humain - la marche - m'a donc émerveillé. Mais cette sensation, qui peut aller du simple mieux être jusqu'à ce que j'appelle une expérience-source d'évolution existentielle, est soumise à certaines conditions. Des recherches scientifiques anglaises (université de British Columbia) et américaines (une récente étude publiée dans les comptes rendus de l’Académie américaine des sciences) montrent ainsi que les randonnées réduisent le stress, l’anxiété, boostent la confiance en soi, et libèrent de l’endorphine. Plus précisément, des études indiquent que des personnes ayant marché pendant au moins 90 minutes dans un milieu naturel présentaient moins de pensées négatives et une activité neuronale réduite dans le cortex préfrontal (zone du cerveau relative aux maladies mentales).

.

Cependant, pour les personnes qui ont marché dans un milieu urbain, aucune baisse de pensées négatives n’a été constatée. De fait, comme j'ai pu en faire l'expérience moi-même, autant la marche de longue haleine du type pèlerinage ou randonnée en montagne sur plusieurs jours est bien souvent source de modifications énergétiques positives, autant la déambulation citadine (chère à Baudelaire) peut alimenter des tendances mélancoliques, qu'elles prennent une dimension romantique ou non.

.

Autrement dit, il ne saurait y avoir automaticité entre marche et effets thérapeutiques. D'une part, il convient sans doute d'envisager une marche de longue distance, de plusieurs jours, voire plusieurs semaines, à raison d'un minimum de 20 kms par jour, dans un environnement aussi naturel que possible, bien entendu. Mais, au-delà de cette quantification toute relative, il me semble aussi qu'il est préférable d'en faire un exercice solitaire, ou tout du moins d'éviter les groupes.

.

Dans ces condition, l'exercice peut devenir une source inépuisable de (auto) thérapie à divers niveaux : libération d'endorphine, diminution des pensée négative, mais aussi formidable moyen de lutte contre les tendances dépressives : nous le savons en effet - surtout quand on travaille dans le milieu du soin - bien des difficultés psychiques qui se traduisent par des comportements souffrants et coûteux pour le sujet et son entourage (addictions à un produit, un comportement, une relation, etc.) sont liées à l'incapacité d'être seul. Or, la marche de longue durée dans les conditions décrites est propice à l'acceptation de cette condition, voire à la découverte d'une véritable joie de la solitude.

Plus loin, c'est sans doute à partir de ce type de processus de subjectivation et d'autonomisation, sur la base de cette évolution existentielle vers l'assomption de l'essentielle solitude, qu'une relation plus authentique à l'autre peut s'établir. En effet, cette relation devient alors moins conditionnée par l'angoisse de la solitude, et le sujet risque donc beaucoup moins de transformer cet autre en objet pour combler son manque.

Auto thérapie pédestre
Partager cet article
Repost0
3 janvier 2016 7 03 /01 /janvier /2016 16:44
Déracinement et crise salvatrice

Mes trois derniers articles sur ce blog concernaient les conditions d’émergence et les déterminations sociologiques et existentielles des tragiques événements de Paris en cette année 2015.

Dans une perspective un peu moins génétique, je souhaite compléter et clôturer cette série d’articles en sollicitant un certain nombre de concepts qui doivent permettre de saisir plus clairement ce qui s’ouvre à nous dans la crise que nous vivons aujourd’hui.

.

.

La thématique du déracinement que l’on doit à Simone Weil me permet dans un premier temps de reprendre en la synthétisant la problématique des effets négatifs du désenchantement du monde, de la montée de l’individualisme et de la globalisation marchande telle que je l’ai abordée précédemment.

En tant que résultante de ce vaste mouvement général, le déracinement serait d’abord celui des collectivités séculaires que l’impact de cette dynamique contribue à déstructurer. Par analogie avec le champ de blé qui est moins à respecter pour lui-même que pour la nourriture qu’il fournit à l’homme, les collectivités sont à respecter, moins pour elles-mêmes qu’en tant que nourriture des âmes humaines, nous dit S. Weil. Il nous faut donc comprendre l’importance de la collectivité en tant qu’elle constitue l’unique organe de transmission entre les générations. Ses racines sont dans le passé, et, en ce sens, elle est l’unique dépositaire des trésors spirituels accumulés par la collectivité. En même temps, c’est elle qui, de par sa durée, pénètre l’avenir et nourrit aussi bien les vivants que ceux qui sont à naître. On voit bien dès lors ce qui est mis en péril par la globalisation, la « disneylandisation » (Baudrillard), l’individualisme débridé et le pouvoir de l’argent. Quant à ce dernier, S. Weil dit déjà en 1943 que l’obsession de l’argent cause une espèce de mort morale, qu’elle dégage « un ennui mortel que la perspective apocalyptique permet de compenser ».

Quoi qu’il en soit, il apparaît assez logiquement que, la collectivité se dissolvant, elle ne peut plus répondre au besoin de nourrir l’âme des hommes. Pour aller à l’essentiel, je dirais qu’au niveau individuel, le déracinement signifie un manque, un vide angoissant : la disparition du sentiment d’appartenance à un tout qui dépasse et inclut les membres d’une collectivité.

.

.

Au terme de ce long processus de déstructuration nous vivons aujourd’hui une crise politique, sociale, écologique et économique dans un contexte d’expansion démographique, de désordres climatiques et de rareté des ressources pour le grand nombre, et de conflits autour d’énormes profits pour un petit nombre, liés notamment à la manne pétrolière.

Mais c’est aussi une crise spirituelle, la radicalisation de certains individus n’étant probablement que l’expression ultime d’une perte de repères généralisée et d’une quête désespérée de sens qui – heureusement - se manifeste souvent de façon moins violente chez beaucoup d’autres (mais bien souvent aussi sous forme d’anomie, drogue, délinquance, banditisme, marginalité). Autrement dit, même quand il ne prend pas les formes délirantes et pulsionnelles du meurtre de masse, ce malaise dans notre civilisation n’en n’est pas moins profond et atteint désormais un point critique.

.

C’est ici que la notion de crise devient intéressante en tant que concept opératoire ayant une longue postérité philosophique : on la trouve notamment chez Husserl qui parle déjà à l’aube du 20ème siècle de La crise des sciences européennes, signifiant par là une sorte de fourvoiement de la raison philosophique, devenue mathesis au seuil de la modernité (17ème siècle), raison calculante, au détriment de sa vocation plus spirituelle.

Mais afin de prendre la mesure de la fécondité du concept, il faut remonter plus haut et se tourner vers son étymologie : la krisis est d’abord chez Hippocrate un terme de sémiologie médicale qui indique le jugement, le moment où l'on doit décider (krinein) du traitement du malade, parce que c'est la phase décisive. Aristote s’approprie le terme dans d’autres champs, mais il désigne toujours la décision, le jugement, dans une phase critique. Pour l’homme d’action, par exemple dans des domaines d’expérience comme la politique ou la guerre, la situation critique réclame que l'on fasse appel à la faculté-vertu de prudence (phronesis). Cette faculté concerne en effet des situations à traiter au cas par cas, par la délibération (boulesis), en sachant agir au moment opportun (kaïros) : dans de tels cas, la référence aux savoirs, aux codes, aux manuels est certes nécessaire, mais insuffisante. Si l’intégration de l’expérience passée est appréciable et nourrit la vertu de prudence, la situation de crise à son paroxysme ouvre toujours sur de l’inconnu, et sa résolution reste toujours aléatoire.

.

Qu’il s’agisse d’un événement social ou personnel, la crise se caractérise par des souffrances et de l’incertitude, et surtout par une rupture d’équilibre. A cet égard, nous sentons bien en effet que l’ordre que nous connaissions, celui que nous avions encore tendance à considérer comme intangible en 2014, est en train de vaciller et menace même de retourner au chaos. Tout cela est inquiétant, voire redoutable, et il est donc normal de chercher à éviter la crise. Mais qu’il s’agisse des individus ou des sociétés, il apparaît aussi que la crise, de par sa violence même, est porteuse de changements.

Je ferai l’analogie avec le champ thérapeutique de l’addiction. Dans ce domaine, nous sommes en permanence confrontés à cette problématique : la crise est dangereuse certes, et elle inquiète aussi bien les patients que les thérapeutes confrontés à des dilemmes éthiques. Mais, en tant que rupture, elle est en même temps possibilité d’un avènement. C’est un fait, elle est angoissante, puisque, par définition, elle ouvre à l’inconnu, à un mouvement de la vie par elle-même que l’on ne maîtrise pas. Dès lors, les patients ont très souvent tendance à reculer, à fuir inconsciemment ce passage pour se replier vers le connu – même si ce connu consiste à revenir à une répétition névrotique, source d’indéniables souffrances. Et il est vrai que rien n’est assuré en situation de crise ; le pire comme le meilleur peut advenir : la destruction radicale et le retour au chaos, comme de nouvelles possibilités d’existence, l’occasion d’une renaissance, ou encore ce que j’appelle une expérience-source d’évolution existentielle.

.

Bien que dangereuse, la crise a donc pour vertu principale de nous reconnecter avec le mouvement de la vie dans ce qu’il a d’immaîtrisable. Elle nous met face à l’inanticipable ; mais, pour accepter de s’ouvrir à « ce réel qui est ce que l’on n’attend pas », comme le dit Maldiney, il nous faut faire preuve de confiance, solliciter en nous des énergies morales que nous ne soupçonnions pas, et que la crise nous permet justement de découvrir et d’actualiser. A partir de là, il nous faut accepter de vivre cette crise jusqu’au bout et dans toutes ses implications, ne plus faire qu’un avec elle en quelque sorte. Thoreau, le philosophe du Massachusetts du 19ème siècle, pour illustrer cette idée de confiance chère aux penseurs américains, prenait l’exemple de l’étang de la forêt de Walden où il vivait seul dans une cabane. Il se répétait partout en ville que l’étang était sans fond, que personne n’avait jamais atteint ce fond. Or, il faut croire, nous dit Thoreau - ou plutôt, il faut vivre en croyant - que l’étang a un fond, sur lequel il sera possible de rebondir et de se régénérer. De même, il faut croire en l’expérience de la crise et se confronter à l’expérience douloureuse du vide, au manque de sens pour comprendre qu’il ne peut venir de l’extérieur, et être ensuite à même de le trouver à partir de nous-mêmes.

.

.

Chacun le sent bien, la résolution d’une crise d’une profondeur telle que celle que nous vivons actuellement ne peut passer uniquement par les décisions politiques émanant du marigot hexagonal et de ses enjeux de pouvoir, même si certaines d’entre elles peuvent être fondées par ailleurs - notamment en ce qui concerne la sécurité. Cela doit venir de nous-mêmes, des citoyens, et peut-être plus précisément du tissu associatif. Mais comment, au sein même de la crise, déceler des éléments de sens porteurs d’un avenir ? Et cela - parler de sens -, sans pour autant s’embourber dans les sables d’une spiritualité désincarnée ?

Peut-être en se tournant vers celui qui a le plus pensé la crise de façon dialectique, comme possibilité d’un avènement : je pense à Marx ; non pas le Marx du Capital bien sûr, mais le jeune Marx des Manuscrits de 1844, chez qui la chrétienne convertie S. Weil a sans doute puisé énormément pour penser son idée d’enracinement. Ce que décrit et dénonce Marx dans ce texte, c’est un individu aliéné par le travail moderne, à la chaîne, travail qui ne lui permet pas de s’épanouir, de déployer ses potentialités humaines. Un individu réduit lui-même à un rouage de la machine, et qui ne se sent plus libre et humain que hors de son travail, dans ses fonctions animales – ou pulsionnelles.

Or, dans l’anthropologie marxienne, le rapport naturel de l’homme à la nature est justement le travail, un travail authentique qui lui permet d’accomplir sa véritable liberté, d’actualiser ses potentialités en incarnant son esprit dans la matière (c’est ce qui le distingue de l’animal).

Là se situe ce que l’on pourrait appeler la spiritualité Marxienne. Etrange, me dira-t-on, de parler de spiritualité à propos de Marx, connu comme matérialiste dialectique. Dans un article récent – Où trouver l’esprit aujourd’hui ?-, Jean Luc Nancy nous dit que « son matérialisme est celui de la production par l’homme, à travers son travail, de son propre sens (ou de sa propre valeur en tant que valeur absolue, ni d’échange ni même seulement d’usage). Avec ou sans Marx on peut dire que l’esprit désigne la production d’un sens… ».

.

Il ne s’agit évidemment pas ici de solliciter Marx de façon anachronique, et encore moins d’appeler au grand soir révolutionnaire. Pourtant, dans le sillage de ces Manuscrits, si Révolution il doit y avoir, elle consiste d’abord à « remettre le monde à l’endroit », à redonner aux individus le sentiment de s’accomplir dans leur travail, que ce travail a un sens, et plus loin, de participer à l’œuvre commune.

A cet égard, S. Weil voit déjà bien à son époque que le chômage, entre autres, est source de déracinement, et que, nonobstant ce que l’on appelle les besoins primaires, les sentiments d’utilité, de reconnaissance, l’initiative, la responsabilité sont des besoins impératifs de l’âme. Chaque être humain s’enracine dans sa collectivité par sa participation réelle et active à l’œuvre commune « qui conserve vivants les trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Pour elle, l’enracinement passe par la satisfaction de ces besoins, par la reconnaissance de la contribution de tous à l’œuvre de la collectivité. Il est frappant d’ailleurs de voir qu’elle évoque déjà la nécessité d’une revalorisation sociale et symbolique des travaux des champs, des métiers manuels, de la formation, etc., tout ce qui nous fait défaut aujourd’hui, et auquel diverses associations tentent de porter remède.

.

.

Au-delà des crimes de masse que rien ne saurait excuser, la crise qui nous frappe aujourd’hui dépasse largement, on l’aura bien compris, les sphères politique et géostratégique. Crise de société, de civilisation, crise spirituelle, les récents événements qui tendent à la rendre paroxystique nous sollicitent et nous bousculent. Situation angoissante, source de souffrances et très inconfortable, bien sûr ; mais qui aura peut-être pour avantage paradoxal de nous obliger, de ne pas nous permettre de nous replier sur le connu, le déjà vu, les vieux discours et recettes écornés des politiques impuissantes depuis des années.

Entre l’éducation, le social et le reste - la sécurité -, la tâche est énorme, voire insurmontable. Mais, le pire n’est pas sûr, le réel étant toujours ce que l’on n’attend pas ! Tout est possible : une aggravation dramatique de la situation, ou des rapports à l’autre plus empathiques, comme nous en avons fait l’expérience aux lendemains des attentats de janvier et de novembre qui nous ont amenés à redécouvrir nos propres valeurs.

Déracinement et crise salvatrice
Partager cet article
Repost0
20 décembre 2015 7 20 /12 /décembre /2015 17:11
Apprendre à mourir

Les événements que nous avons vécus le 13/11/2015 sont bien sûr dramatiques et source d’inquiétude pour nous tous. Leur violence laisse en effet présager d’un avenir sombre et incertain pour l’avenir de nos enfants. Mais, d’un autre côté, nonobstant leur dimension violente, angoissante et dramatique, dans la mesure où ils véhiculent les idées de mort et de compassion qui reconduisent tout un chacun à ce qui fait l’essentiel d’une existence, ils sont aussi féconds en termes de réflexion philosophique. A ce sujet, disons tout d’abord qu’il convient d’éviter une erreur concernant la pensée philosophique, et une tentation, assez classique : celle consistant à considérer que, tout particulièrement dans des circonstances aussi tragiques, celle-ci ne pourrait s’exercer que comme un luxe, un surplus inessentiel au regard de la marche concrète des choses, laquelle réclamerait, elle, une pensée opératoire et pragmatique. Il faut réaffirmer au contraire qu’elle a justement affaire, non seulement avec le tragique du monde, mais aussi avec la concrétude des choses.

Je dois dire en outre que, compte tenu de ma fréquentation du sujet (L’amour et la mort) depuis plusieurs années dans mes ateliers et mes cours, ces événements ne pouvaient pas ne pas m’inciter à réagir par un écrit de nature philosophique sur un blog qui, de plus, concerne depuis sa création ce que j’appelle « les expériences-source d’évolution existentielle » (voir la catégorie « Présentation du blog »).

.

C’est donc l’idée de la mort comme vecteur de pensée que je souhaite développer ici. Plus précisément, il s’agira de considérer la pensée de la mort, ou encore de la finitude (qu’il convient de distinguer de la première) comme des concepts opératoires, des sources de savoir. Non qu’il y ait quoi que ce soit à connaître du côté de la mort elle-même. On sait au moins depuis Epicure qu’elle ne peut être objet d’expérience, et donc de connaissance. Par contre, il semble aussi évident qu’elle incite à penser, qu’elle soit productrice de savoir. De quelle nature est ce savoir et quel est son champ d’application ? Se pourrait-il qu’il nous permette de mieux nous situer dans la situation trouble et dangereuse que nous traversons ? Qu’il nous aide à aiguiser notre esprit critique de telle sorte que nous fassions le tri de façon plus lucide dans le déluge d’opinions et de prises de position sur les dits événements eux-mêmes ?

.

.

L’idée que "Philosopher, c'est apprendre à mourir" nous est transmise sous cette forme explicite par Montaigne, mais on en trouve déjà des linéaments importants aux sources de la philosophie, dans une perspective spiritualiste chez Platon lui-même (notamment dans le Phédon). Pour le philosophe, la mort se manifeste comme quasi récompense, libération de l’âme emprisonnée dans la prison du corps, fin logique de la quête de la sagesse qui, ici-bas, passe par le dépassement des connaissances sensibles, et, donc, par l’émancipation du corps.

Mais c’est avec Epicure (puis avec Lucrèce), dans une perspective clairement matérialiste cette fois, que la mort comme fin indépassable apparaît dans l’histoire de la philosophie : « Tout se décompose avec la mort, la mort est la dernière frontière des choses » (Lucrèce). Tout est matière, nous dit Epicure, rencontre et composition aléatoire d’atomes, y compris l’âme, qui, elle aussi se décompose comme toute chose au moment de la mort. Pas de survie de l’âme donc dans ce matérialisme, et pourtant l’ensemble du dispositif conceptuel d’Epicure - qui sait bien que la crainte de la mort est l’obstacle majeur au souverain bien, en même temps que le paradigme de toutes les peurs - est subordonné à une éthique visant finalement à promouvoir la vie bonne. Concrètement, il s’agit de dédramatiser la mort en déconstruisant les représentations fallacieuses qu’elle véhicule : l’idée d’errance éternelle de l’âme dans les limbes, tributaire d’un quelconque jugement des dieux, n’est que pure superstition, les dieux ayant autre chose à faire que de s’occuper de nous. Il est possible de minorer la peur qu’elle génère en démontrant logiquement qu’il est absurde de la craindre : puisque tout est affaire de matière et de sens, tant que je suis là, elle n’y est pas, et quand elle sera là, je n’y serai plus. Au final, ce n’est pas la mort qui est à craindre, mais bien la crainte elle-même. L’éthique épicurienne consiste donc en substance à combattre cette peur de telle sorte que se dissolvent tout un ensemble d’obstacles (névrotiques) à la libre actualisation des potentialités humaines, à un bonheur compris comme absence d’angoisse (ataraxie).

.

D’Epicure, retenons l’idée d’inéluctable de la mort, avec laquelle il s’agit de se réconcilier, et de l’angoisse que génère celle-ci quand ce n’est pas le cas. A partir de là, posons-nous une question : on le sait, les djihadistes manifestent un mépris pour cette vie ici-bas, cette soi-disant vie de débauche de l’Occident. Or, pour incroyable que cela puisse paraître, se pourrait-il que cette haine de la vie et ce culte de la mort dont ils sont si fiers ne soient au final que des expressions d’une véritable angoisse de mort ? Pour saisir ce point important, c’est ici qu’il convient de distinguer mort et finitude. La mort des djihadistes est-elle bien la mort véritable en tant que fin inéluctable ? Peut-on en effet parler de fin dès lors que, sous certaines conditions, la vie se poursuit dans un au-delà, peuplé de vierges, etc. ? C’est là que se joue fondamentalement le geste djihadiste : la seule solution pour échapper à la peur de la mort, c’est de se constituer une certitude, une croyance inébranlable selon laquelle il est possible de continuer à vivre finalement, en devenant un martyr, dans ce paradis. CQFD, les manipulateurs politiques ont de beaux jours devant eux.

De l’Occident, sans en avoir clairement conscience, ce n’est pas réellement la débauche que les islamistes radicaux et violents redoutent, mais bien la relativisation des opinions, la disparition des vérités absolues, la dissolution des transcendances, c’est-à-dire cet ensemble de phénomènes de fond lié au désenchantement du monde et à la montée de l’individualisme. Nous le savons dans le domaine du soin psychothérapeutique, l’angoisse de la finitude, de la mort, de la séparation, est la source de toutes les rigidités, et donc d’une incapacité à vivre réellement. Comme le disait Rank (disciple, puis rival de Freud), « Le névrosé est celui qui refuse le prêt de la vie afin d’échapper au paiement de la dette » ; et la dette en question, c’est la mort. Accepter de vivre et d’aimer, c’est s'ouvrir à l'inconnu, à l'autre, c'est aussi accepter la mort. Pour un individu submergé par l’angoisse de mort, comme peut l’être le djihadiste, il est impossible d’accepter la relativité de sa croyance en un au-delà, d’imaginer même l’incertitude de sa conviction. Tout est bon dès lors pour imposer cette croyance et détruire ceux qui la remettent en question, que ce soit la solution névrotique (addiction) dans le meilleur des cas, ou le crime.

.

.

A la décharge de ces pauvres islamistes radicaux apeurés, force est aussi de constater que l’ataraxie, cette sérénité, ou absence d’inquiétude qui constitue un horizon des philosophies antiques, correspond à un cadre holiste où les hommes peuvent vivre pleinement leur sentiment d’appartenance au tout de la communauté et d’harmonie avec le Cosmos. Dans ce contexte en effet, la crainte de la mort peut se dissoudre doucement dans la perspective d’un dépassement de la vie individuelle vers une assimilation à ce Tout cosmique. C’est une longue histoire (impossible à aborder ici), mais dès lors que pour un ensemble de raisons historiques, sociologiques et religieuses ce cadre se désagrège dans un processus de désenchantement du monde et de montée de l’individualisme – mouvement qui, sous l’influence de la mondialisation, touche désormais la planète toute entière -, il est plus compliqué pour des individus atomisés de faire face à cette angoisse.

A cet égard, depuis Pascal et le thème du divertissement, nous savons ce que l’homme est prêt à faire pour échapper à cette angoisse du néant. Tout est bon pour oublier « notre misérable condition » (Pascal), pour échapper aux signes de la disparition, pour occuper le terrain, pour exister dans le monde et dans le regard des autres par toute sorte de bavardages. C’est ainsi que dans les prises de position catastrophiques de certains histrions médiatiques sur les événements de janvier et de novembre (entre autres), je ne vois pour ma part que des manifestations complexes et subtiles, mais clairement pathologiques, de cette angoisse. Qu’il s’agisse d’un sociologue qui considère les manifestations de janvier comme l’émanation de bourgeois catholiques fondamentalement antimusulmans ; qu’il s’agisse pour un écrivain, rival maladif de Houellebecq, de faire un Eloge de Daesh sous prétexte que c’est la seule organisation capable de s’attaquer réellement à « l’Empire » ; ou encore, pour un philosophe - que l’on ne peut pas ne pas rencontrer dès que l’on allume une radio ou une télévision bien qu’il n’ait jamais créé le moindre concept -, de considérer que nous l’avons bien cherché ; c’est toujours cette crainte qui est en jeu, et le désir mimétique d’exister médiatiquement - désir alimenté et relayé par le système médiatique lui-même, et que ne contrôlent plus les agents. Angoisse de la mort que l’on retrouve partout, y compris sous la plume de votre serviteur dont la production effrénée d’articles depuis quelques temps sur son blog est significative à cet égard (mais il est mieux, n'est-ce pas, d’en avoir conscience et d’éviter ainsi d’écrire trop de bêtises !).

.

.

L’angoisse de la finitude elle-même jette donc une lumière sur les motivations originelles de ces événements, au-delà des déterminations sociologiques, religieuses, historiques et politiques que j’évoquais dans mon précédent article. De même, c’est cette angoisse existentielle qui permet aussi de rendre compte d’un certain nombre d’attitudes et de positons médiatiques pour le moins étranges concernant les dits événements.

Cependant, sur un plan plus positif, nous sentons tous que la terrible expérience des attentats est - d’une manière peut-être encore assez peu définie – source d’enseignements : dans l’émotion et la compassion qu’elles suscitent, la violence et la mort nous reconduisent à ce qui fait l’essentiel d’une existence et participent d’une intensification de cette dernière. La peur des attentats et la proximité de la mort tendent à nous approfondir à plusieurs égards, à nous mettre face à ce que Kierkegaard appelle le « sérieux » de l’existence. La conscience de l’imminence de la mort nous amène à lui conférer plus de valeur, comme si chaque instant devait être le dernier. A cet égard, avec le thème de l’authenticité (qui s’oppose au bavardage dont je parle plus haut), le rapport à la mort devient un guide pour les existentialistes. C’est vrai de Camus, d’Heidegger, ou encore de Sartre pour qui ce n’est pas l’Œdipe qui constitue la vérité d’un homme, son criterium ultime, mais la façon d’aborder cet indépassable. Dans cet ordre d’idées, il est aussi évident que la violence de ces événements de janvier et novembre a été l’occasion d’une prise de conscience, d’une redécouverte des valeurs qui fondent notre communauté. Plus loin, cette proximité de la mort peut participer d’une régénération du rapport à l’autre, cet autre dont le regard - nous en avons aussi fait l’expérience dans les heures et les jours qui ont suivi les attentats – fut important dans ces jours décisifs. En effet, si l’épreuve subie joue comme révélateur de dimensions enfouies de nous-mêmes, si elle fait émerger de la prose du quotidien des valeurs que nous reconnaissons fondamentalement comme les nôtres, c’est en grande partie lié à la reconnaissance de leur universalité dans le monde entier.

.

De façon paradoxale, la mort peut être notre thérapeutique, comme l’avaient bien vu les stoïciens. En effet, la fréquentation, le voisinage de la mort tend à transfigurer l’existence. Il ne s’agit pas d’imaginer un grand soir de la conversion (assumons notre post modernité), une transformation radicale et définitive, une régénération miraculeuse au principe d’un avenir rayonnant ; mais, plus modestement, des remises en question, des processus de prise de conscience, des trouées d’espoir et de joie, l’expression pudique de sentiments et d’émotions authentiques. L’horizon plus ou moins assumé (et il s’agit de progresser sur ce point) de la finitude peut conduire progressivement à une réorganisation de nos priorités, voire à une assomption de ce qui constitue l’essentiel de notre personnalité.

.

.

C’est ici qu’il est possible de mettre ce thème en lien avec celui de l’amour en disant que, de façon paradoxale, il faut sans doute avoir fait l’expérience de la vraie solitude pour pouvoir rencontrer véritablement l’autre. C’est en effet en acceptant d’être seul avec soi-même que l’on peut se tourner vers autrui de façon aimante - en étant attentif à lui, à sa croissance, à son bien-être. Mais, tout aussi paradoxalement, il nous faut, dans cette solitude, faire l’épreuve de notre finitude pour vivre plus intensément. Nous devons intégrer délibérément le fait que nous sommes des êtres destinés à mourir, avoir dans le cœur l’imminence de notre mort, pour vivre de façon plus riche et plus authentique. De même, il faut s’être confronté à l’expérience douloureuse du vide, au manque absolu de sens pour comprendre qu’il ne peut venir de l’extérieur, et être ensuite à même de le trouver à partir de nous-mêmes. C’est donc en vivant sans chercher de faux fuyants face à notre finitude - avec son potentiel de souffrance et d’angoisse -, que nous pouvons alors éprouver de la compassion pour l’autre, de l’empathie pour sa souffrance, sa solitude et son angoisse. Dans la mesure en effet où nous savons et ressentons que ces souffrances d’autrui sont aussi les nôtres, nous nous identifions plus facilement à lui. Alors, nous nous sentons plus solidaires et nous pouvons véritablement nous soucier d’autrui, ce qui constitue sans doute un pré requis de l’amour.

.

.

Eprouver réellement sa solitude, vivre avec l’horizon de sa propre mort et éprouver le vide – tout cela est certes source d’angoisse. Pourtant, loin de relever du pessimisme ou d’un quelconque masochisme, ces différentes composantes révèlent notre humaine condition. L’angoisse, quand elle se présente dans notre vie, peut être vécue comme le signe annonciateur d’une situation génératrice de sens. En effet, se confronter à ces éléments paradoxaux qui tissent le fond tragique de l’existence – la solitude, la mort, l’absurde – permet de nous reconnecter plus authentiquement avec nous-même et d’enrichir notre vie, si nous sommes prêts à l’assumer.

C’est tout aussi paradoxalement que le contact avec ce fond tragique de l’existence, loin de faire obligatoirement de nous des athées, peut nous rendre véritablement religieux, d’une religiosité ouverte qui nous amène à éprouver les liens fraternels nous unissant aux autres, les fils qui font de nous des membres solidaires de la communauté humaine.

David, La mort de Socrate

David, La mort de Socrate

Partager cet article
Repost0
8 décembre 2015 2 08 /12 /décembre /2015 23:29
De la radicalisation

L'événement du 13/11 a fait bifurquer de façon inattendue mon travail initial de comparaison entre le Japon et la France (entamé dans mes précédents articles) de telle sorte qu'à la fin de mon dernier article je me demandais comment notre société, avec ses valeurs, pouvait sécréter des tueurs comme les terroristes actuels, issus bien souvent de notre propre pays.

Divers facteurs concourent sans doute à cette radicalisation - et pour certains d'entre eux je n'ai aucune compétence -, mais pour se rapprocher d'une réponse à cette question qui nous taraude, il convient tout d'abord de prendre en considération l'impact d'un ensemble de phénomènes de fond qui se conjuguent pour conduire à ce que l'on appelle la postmodernité : le passage du holisme à l'individualisme, le désenchantement du monde, la mondialisation et les formes de résistances de type eschatologique (messianique) à ces phénomènes, avec la violence qu'elles comportent. Un ensemble de processus, donc, à propos desquels les conceptualisations de différents penseurs fournissent une grille d'intelligibilité permettant de resituer l'événement dans le temps long de l'histoire et des mouvements sociologiques de fond.

.

.

Je l'ai évoqué dans le précédent article, Tocqueville décrit la démocratisation, ou égalisation croissante des conditions, comme un mouvement sociologique de fond, lequel comprend des longues périodes d'évolution très lente, mais aussi des moments historiques d'accélération (l'avènement du Christianisme, la Révolution française). A la fois moteur, sens et principe d'explication de l'histoire, ce mouvement est de toute façon inéluctable et "providentiel". Pour le meilleur et pour le pire, ce processus ronge toutes les hiérarchies, toutes les structures verticales et l'autorité qui leur fournissait un socle - la Tradition et les instances transcendantes qui contribuaient à la polarisation de chaque membre de la structure en lui assignant sa place en son sein.

Après le religieux et le politique, on pourrait dire que ce processus exponentiel a poursuivi son chemin au 20ème siècle en s'insinuant dans les sphères sociale, scolaire et familiale. C'est ici que le concept éclaire notre problématique dans la mesure où cette configuration générale n’est de toute évidence pas sans impact sur les problèmes d'éducation que nous connaissons, qu'elle rend compte d'une certaine culture de l'immédiateté et du culte du court-termisme, et, dès lors, de la difficulté de la transmission. Même si d'autres facteurs entrent en ligne de compte, c'est aussi dans la même dynamique que s'inscrit à mon sens la progressive disparition des humanités dans le système d'enseignement et l'absence de profondeur historique de nos élites, avec ses effets délétères sur le long terme.

Or, le mouvement décrit par Tocqueville est solidaire d'un mécanisme corrélatif, lui aussi sans fin : une montée exponentielle de l'individualisme, exigeant de chacun qu'il s'autodétermine, qu'il opère des choix, etc. Là aussi, ce mouvement a lieu pour le meilleur - la liberté individuelle, l'attention à la singularité, la sollicitude pour les plus faibles. Il n'est plus question de lignées éternelles de maîtres et de serviteurs, et chacun peut, en droit, changer de condition, se marier hors de sa caste, etc. Mais, il a aussi lieu pour le pire : "L'aristocratie avait construit une longue chaîne du paysan au Roi, la démocratie brise la chaîne et met chaque maillon à part", écrit Tocqueville. La liberté et l'auto-détermination se paient du prix de la solitude des individus atomisés et d'un sentiment général de désaffiliation, de perte du sens de la vie communautaire et de la transmission de valeurs.

Ambivalence fondamentale de ce phénomène donc, que l'on retrouve aussi avec le déclin des transcendances ("mort de Dieu", déclin des Eglises) - ce "désenchantement du monde" évoqué par Max Weber puis Marcel Gauchet. Ce mécanisme de sécularisation peut être, lui aussi, interprété aussi bien positivement comme sortie de la superstition corrélative de l'avènement plein de promesses des Lumières. Mais, il peut l'être, plus négativement, comme perte de sens et rupture du sentiment d'harmonie avec l'univers. De par sa nature, il me semble possible en outre de relier ce désenchantement à un autre phénomène ambivalent : l'épuisement à l'ère post moderne du "grand récit" (Jean François Lyotard) communiste - le récit eschatologique de la révolution prolétarienne, de l'abolition de la propriété privée, de l'émancipation et de la fin de l'histoire - qui a fourni un horizon pendant des décennies à bien des populations défavorisées, source d'espoir et vecteur de culture et de transmission. Là aussi, quant à cette dissolution progressive du grand récit, on trouvera sur son versant positif l'attention à la singularité et l'idée que la fin ne justifie pas les moyens (que l'émancipation ne peut se payer du prix du goulag), et sur le versant négatif, les mêmes sentiments d'absence de sens, de perte du lien, et de solitude existentielle.

.

.

On voit bien à quelles difficultés peuvent être confrontées des populations aux traditions et modes de vie séculaires très différents, au sein desquels l'éducation est essentiellement communautaire, et pour lesquelles la liberté, l'égalité et la fraternité ont bien du mal à prendre sens et à s'incarner de façon concrète. La problématique spécifique de la France étant de concilier sa singulière universalité (voir article précédent) qui en fait une terre d'accueil et d'intégration et ce mouvement plus général qui a d'abord touché tout l'Occident, et qui commence à impacter d'autres parties du monde. C'est en effet sur cette société individualiste, atomisée et sécularisée, que viennent bien souvent se fracasser en Occident un certain nombre de populations, comme se fracassent les embarcations de fortune des émigrés sur les récifs des côtes européennes.

Hiatus entre tradition et vie de la Cité, entre vie familiale et vie scolaire, problème de construction de soi dans le regard de l'autre, au fil des années cette difficulté s'est manifestée sous forme de déficit de reconnaissance et de sentiment de mépris, et plus concrètement par des phénomènes d'échec scolaire, de chômage, de stigmatisation, de racisme, etc. Et dès lors que ces déterminations sociologiques se combinent avec des déterminations historiques - de vieilles rancœurs coloniales, des engagements militaires contemporains -, cela constitue pour la France des "circonstances aggravantes" et aboutit à une configuration régionale qui signe un certain échec de l'intégration à la française.

.

.

C'est à partir de ces considérations que l'on peut aborder avec précaution la question actuelle de la radicalisation, cet "ensemble de gestes qualifiés d'« extrêmes » ou qui découlent d'une interprétation plus littérale des principes d'un système, qu'il soit politique, religieux ou économique". Compte tenu des événements, il s'agit évidemment de se demander quelles sont les parts respectives des déterminations psychopathologiques, sociologiques, économiques et politiques dans la radicalisation de certains jeunes français. Les termes d'un débat sont ainsi posés depuis quelques temps entre spécialistes de l'islam : pour certains d'entre eux, comme Olivier Roy (Le Point), il faut parler d'une "islamisation de la radicalité", et non l'inverse ; ou encore Michel Wieviorka (France 5, C à dire, le 27/11) : "Ce n'est pas l'islamisme qui précède la radicalisation ; on se radicalise d'abord, puis on rencontre, éventuellement, l'islamisme". Cette thèse comporte l'avantage éthique d'opérer une déconnexion entre les actions radicales violentes de certains extrémistes et l'ensemble de la communauté musulmane, mais aussi avec des supposés errements de la pratique française en matière d'émigration et de politique internationale. De même que le terrorisme de la Bande à Baader aurait été sans lien réel avec la gauche prolétarienne, il n'y aurait pas de lien réel entre la situation des territoires occupés, la politique internationale française, et les agissements des terroristes, d’autre part. Mais, pour François Burgat (Rue 89), ce gain éthique a un coût épistémologique trop élevé. L'idée que "leurs bombes seraient sans lien avec nos bombes" est une forme de psychiatrisation de la problématique (nous n'aurions à faire qu'à des déséquilibrés), et donc une dépolitisation de l'autre, peu féconde en termes analytiques et stratégiques.

.

Je n'ai évidemment ni les moyens, ni les connaissances historiques pour prendre parti de façon ferme dans ce débat, même si je partagerais plutôt le point de vue de Roy et Wieviorka tant la radicalisation semble succéder chez de nombreux jeunes à une dérive violente (délinquance) et à une perte absolue de repères. Il est vrai que ce n'est pas le cas pour tous, et il faut aller plus loin : Je ne suis pas absolument convaincu que la radicalité soit un signe de déviance grave, une pathologie politique. Osons l’idée que la radicalité est un moment de l’expérience humaine, et principalement de la jeunesse, qui a pu prendre dans l'histoire des formes très diverses. Dès lors, c’est moins la radicalité en elle-même qui pose vraiment problème que la forme de violence absolue qu’elle prend du fait de l’endoctrinement des jeunes djihadistes. A cet égard, parmi les diverses conséquences du mouvement général de démocratisation, de montée de l’individualisme et de déclin des instances transcendantes, de façon visionnaire, Tocqueville prévoit (vers 1850 !) que de nombreux individus n’auront d’autres ressources que de chercher leur salut dans des sectes. Dans nos sociétés individualistes modernes, de toute évidence la perte progressive des rituels ouvre la voie à des gurus de toute nature. Les sectes se glissent aujourd’hui à l’endroit du manque de rites de passage, au moment où l’individu est fragilisé. Et il est vrai que le guru propose à l’adepte un outil de passage efficace que la société n’aide plus à faire, et cela au prix de la soumission à l’initiateur.

Quant aux djihadistes non européens, ce qui se passe actuellement me semble plutôt de l'ordre d'un soubresaut monstrueux qu'il est possible de déchiffrer en l'inscrivant dans le mouvement bien plus vaste - lui aussi très ambivalent - d'uniformisation mondialisée dont l'impact est évident un peu partout sur des modes de vie séculaires. Ambivalence là aussi dans la mesure où, de toute évidence, ce mouvement est positif à bien des égards (recul de la pauvreté, progrès sanitaires, avancées démocratiques, émergence d'une classe moyenne très active), et bien perçu par une partie importante de la population mondiale. Mais, d'un autre côté, uniformisation et assujettissement à un ordre mondial dominé par l'argent, pouvoir gestionnaire et technicisé, soutien à des dictatures, pillage des terres et des ressources, catastrophes écologiques avec leur cortège de conséquences systémiques, déstructuration des formes de vie communautaires, tourisme envahissant, disneylandisation du monde, etc. Ensemble hétéroclite, certes, mais qui est, dans certaines parties du monde, à la source d'une véritable haine de l'Occident et de ses modes de vie.

.

Dès lors, si je parle de soubresaut, en deçà même des déterminations historiques et géopolitiques, et des motivations religieuses elles-mêmes, c'est qu'il me semble que le moteur de l'action terroriste est d'abord à rechercher du côté de la violence de la lutte pour la reconnaissance de la singularité, lutte à mort pour la liberté décrite par Hegel comme ce qui constitue le fond tragique de l'histoire humaine. Certes, cette lutte à mort n'a plus grand chose à voir avec la description grandiose de Hegel ; caricature post moderne d'elle-même, débarrassée de sa gangue métaphysique, il n’est plus question de dialectique et d’avènement de l'Esprit. Culte insensé de la mort, ricanement macabre de la philosophie de l'histoire, c'est plutôt une lutte désespérée et dérisoire, vouée à l'échec, pour ne pas disparaître dans ce grand engloutissement - ou plutôt pour y disparaître avec fracas. Autrement dit, la dimension spirituelle de la quête de la liberté a disparu avec la fin de l'histoire, mais le moteur de la lutte pour la reconnaissance, lui, fonctionne encore, en hoquetant, dans un dernier soubresaut privé de sens (ou d'essence).

.

.

Mais peut-être faudrait-il considérer plus simplement que sont ainsi créées les conditions d'un retour et d'une polarisation de la violence - cette violence mimétique qui guette toujours, qui traverse toutes les communautés humaines et qui ne demande qu'à s'actualiser. Violence qui n'est d'ailleurs pas incompatible avec la dimension de "romantisme révolutionnaire" de certains djihadistes quant au décryptage de laquelle la pensée foucaldienne fournit aussi des outils conceptuel intéressants. Dans ses Cours du Collège de France ((1977-78) « Sécurité, territoires et populations »), Foucault procède à une périodisation du pouvoir et des formes de résistance parallèles à ces mêmes pouvoirs. Ainsi, la "période de la raison d'Etat" (des 17è au 19è siècles), par exemple, produit des résistances de type eschatologique qui s'opposent à la froide conservation de l'Etat comme fin en soi. Certes, comparaison n'est pas raison, mais il semble logique qu'un pouvoir global et technicisé comme l'ordre mondialisé actuel, perçu comme uniformisant et gestionnaire, appelle de la même façon en retour une résistance eschatologisante, une "contre-conduite" de type révolutionnaire qui ouvre sur un horizon messianique ou millénariste, comme l'est celle des djihadistes actuels.

.

Pour finir, que faut-il penser de la dé radicalisation dont on parle dans les médias ? Elle semble assez mystérieuse, et, devant ce retour d'une violence débridée et aveugle, ne peut-on soupçonner une tentative de rassurer les populations en se payant de mots ? De quoi pourrait-il s'agir, concrètement ? Là non plus, je ne suis pas spécialiste, loin s'en faut. Cependant, même si cela semble un peu illusoire, je vois mal de quoi il pourrait s'agir d'autre que de chercher à donner un cadre très ferme à ces personnes et à combler leur déficit abyssal d'éducation, de culture et d’humanité : mettre en place des dispositifs permettant de régénérer le rapport à l'autre, à soi-même et à l'environnement, ouvrir des horizons de sens par la voie de la culture ; bref, ce que nous faisons dans le domaine du soin des publics souffrant d'addiction, où il s'agit bien souvent de violence contre soi-même.

.

.

La France, cet étrange pays dont la singularité paradoxale réside dans son universalité, est admirée dans le monde entier en raison de ses valeurs, comme nous avons pu le constater après le 13/11. Mais, nous le savons depuis janvier, elle est aussi détestée, nous en payons actuellement le prix dans le deuil que nous partageons avec les victimes des attentats. Réfléchir sur ce qui détermine la situation actuelle n’est absolument pas incompatible avec le fait de considérer qu’il est désormais temps de nous défendre sans complexe, de toutes les manières policières et militaires. Contrairement à d’autres, comme le disait le regretté René Girard, notre société, si elle est loin d’être parfaite, n’a cessé avec raison de se remettre en question, de progresser sur le plan démocratique et en termes de protection des plus faibles. Je n’ai donc personnellement pas de problème avec les mesures prises récemment dès lors qu’elles sont transitoires, conduites par des hommes dont je n’ai pas de raison de soupçonner un manque d’esprit démocrate, et surtout que la discussion démocratique se poursuit à leur sujet. De même, je me sens aussi plutôt en phase avec les réorientations géostratégiques récentes en termes d’alliances.

Mais nous savons aussi que ces mesures nécessaires ne suffiront pas et qu’il nous faudra d’une manière ou d’une autre faire reculer cette haine qui gangrène notre pays, faire en sorte que les valeurs françaises prennent sens pour tous et trouver des formes d’idéal auxquelles de nombreux jeunes puissent adhérer.

De la radicalisation
Partager cet article
Repost0
28 novembre 2015 6 28 /11 /novembre /2015 13:36
France / Japon : une comparaison éclairante

Mon article de philosophie comparée entre la France et le Japon ronronnait tranquillement quand advint l’événement du 13 novembre 2015. Sidéré, peiné et en colère comme la plupart d'entre nous dans un premier temps, il n'était plus question d'article, ni d'une quelconque écriture d'ailleurs. Il me semblait de toute façon que sa thématique était déplacée en la circonstance. Pourtant, il est bien possible que se trouve aujourd'hui justifiée cette comparaison visant à faire ressortir les caractéristiques essentielles de la France. En effet, janvier 2015 nous l'a montré (et je renvoie à mon article du 6/02 : Une affaire de corps), notre pays, telle l'huître qui produit une perle lorsqu'elle est agressée, ne semble jamais plus être lui-même dans toute sa grandeur que lorsqu'il fait face à ces drames qui le touchent dans ce qui fait son essence. il me semble donc que cet exercice comparatif doit permettre de mettre les dîtes caractéristiques en lumière avec encore plus d'éclat. Et puis, je suis assez d'accord avec l'idée que, dans ces temps tragiques, il est urgent de ne rien changer ; chacun a donc intérêt à continuer à faire ce qu'il fait le mieux.Voici donc, dans les lignes suivantes, ce modeste exercice de comparaison.

.

.

Mon dernier article sur ce blog au retour de mon voyage au Japon (le 14/10 : Japon ; la noblesse des humbles) s'attachait surtout à ce que j'appelle des déterminations géo-philosophiques permettant de rendre compte de la spécificité de ce pays. En fin d'article, je m'étais arrêté sur l'idée que cette culture m'avait aussi procuré un regard régénéré sur la culture française, et cela dans la mesure où - Je me permets de me citer : "la rencontre de l'autre, l'épreuve de l'étranger, fait ressortir la singularité de certaines de nos caractéristiques propres ; et, en ce sens, elle est évidemment féconde. Quoi qu’il en soit, elle amène à réfléchir sur ce qui fait à la fois la grandeur et la difficulté de la France dans son souci historique d'universalité."

C'est sur ce point que je souhaite insister ici. Le Japon a ceci d'intéressant dans ce travail de comparaison qu'il est à la fois lointain et proche ; il est cet autre radical dont la rencontre vient, par un effet de contraste, pointer la singularité de ce qui nous semblait aller de soi, une sorte de point aveugle dans notre culture ; et en même temps, de par sa modernité, il n'est pas assez exotique pour que cette comparaison ne nous trouble pas, ne soit pas pertinente.

.

Aux fins de cette comparaison, je reviens rapidement sur un aspect du Japon qui ne peut laisser l'observateur insensible : le sentiment de solidarité organique de ce peuple. Malgré sa modernité et la santé de sa démocratie, d'un point de vue sociologique la civilisation japonaise se situe encore et toujours dans un cadre holiste où le tout de la communauté prime sur l'individu, ce tout étant lui-même en relation analogique étroite avec le tout cosmique. Configuration qui fait en grande partie la puissance du Japon : son dynamisme permet au grand nombre de jouir individuellement de ce que l'on appelle les fruits de la croissance, mais cet aspect ne se résout pas en un pur individualisme consumériste qui ferait peu de cas de l'environnement humain et naturel. Dimension d'ouverture éminemment sympathique de la culture japonaise, on sent bien que, cultivé par une multiplicité de rites, le sentiment d'appartenance des individus à cette structure "sociocosmique" est très fort ; d'autant qu'il bénéficie de l'apport historique du bouddhisme zen, lequel favorise lui-même un respect généralisé et l'absence d'incivilités. Cependant, plus problématique concernant cette solidarité organique, la dimension de fermeture qui renvoie au mythe originel d'un Japon pur et sacré, au sentiment d'appartenance lié au sang ; sentiment qui, sans même évoquer le pire (le drame historique de la volonté de domination du Japon au 20ème siècle), implique dans le meilleur des cas la crainte de l'étranger et de la dissolution d'une supposée identité originaire.

Étant données ces coordonnées japonaises, quels sont les points de comparaison intéressants avec notre pays ?

.

.

Comme tous les pays occidentaux, la France connaît depuis plusieurs siècles ce que Tocqueville appelle la démocratisation, un processus continuel d'égalisation des conditions, lequel - après le religieux et le politique - pénètre désormais toutes les sphères de façon exponentielle. Ce processus va de paire d'un point de vue sociologique avec un mécanisme corrélatif : le passage du holisme à l'individualisme. Tocqueville montre bien que, pour le meilleur comme pour le pire, ce processus est inéluctable, "providentiel", et qu'il ne s'agit donc pas de le déplorer avec des discours moraux. Dans ce cadre sociologique "nouveau", il s'agit bien plutôt pour lui de défendre la liberté face un pouvoir dont il pressent les potentialités totalitaires. Quoi qu'il en soit, déclin des transcendances, et donc des structures verticales avec leurs vertus d'intégration, le sentiment d'appartenance au corps social ne va pas de soi dans nos sociétés modernes, et peut-être encore plus en France. Et cela pour plusieurs raisons : l'individualisme favorise le court-termisme, les paroles ponctuelles et les alliances temporaires, plutôt que la fidélité, la transmission et le sens de l'histoire (et le système de formation de nos élites ne favorise pas non plus une profondeur historique qui serait nécessaire en ces temps tragiques). En outre - différence essentielle avec le Japon -, l'ouverture de la France à des vagues successives d'émigration n'est pas sans incidence sur ce sentiment d'appartenance et sur l'intégration d'un ensemble de règles du vivre-ensemble.

Comment trouver sa place dans une société individualiste dès lors que l'on n'en maîtrise pas les codes ? Dans le cadre holiste qui est celui de nombreuses populations du continent africain, l'éducation d'un jeune est confiée à l'ensemble de la communauté (et non au cercle primaire de la famille) qui l'accompagne de façon ritualisée tout au long des étapes de sa vie. Ce n'est qu'un exemple, mais comment ne pas voir que ces populations sont déstabilisées dans le contexte occidental, et que l'absence de repères en la matière crée un terreau favorable à ce que nous appelons des incivilités (dans le meilleur des cas) ? Et cela d'autant plus que les difficultés rencontrées (école), les sentiments d'échec et de rejet (chômage, mépris, racisme), avec l'amertume qui en résulte, peuvent rencontrer des rancœurs liées à l'ancienne domination coloniale. Absence de transcendance, perte de sens et matérialisme, injonctions à la réussite individuelle, redoutable cocktail pour cette jeunesse déboussolée.

.

.

Il n'est pas question ici d'excuser l'inexcusable, de générer un quelconque sentiment de culpabilité dans la mesure où, si le chantier est immense, beaucoup a été fait en matière de lutte contre le mépris et d'égalité des chances. Le propos n'est pas non plus de s'élever contre l'immigration dans la mesure où cet accueil fait partie à mon sens des éléments constitutifs de cette fameuse identité française. Il s'agit plutôt de clarifier la problématique et de prendre la mesure de la difficulté française quant à ce sentiment d'appartenance. Difficulté est un mot faible ; il faudrait plutôt parler d'une véritable gageure - qui fait aussi la grandeur de la France. Quels en seraient les termes ?

Nous nous situons dans ce cadre individualiste et, en même temps, cette tradition d'accueil fait partie de notre ADN. Dès lors, ce sentiment d'appartenance n'est pas donné, il ne peut s'agir de solidarité organique à strictement parler puisque nous ne pouvons nous appuyer ni sur le sang, ni nous retrancher derrière une mythologie commune (la République manque assez souvent de rituel et de la dramaturgie qu'appelaient de leurs vœux Rousseau ou Malraux). Comment se donner alors des valeurs communes qui doivent permettre à la communauté nationale de se souder ?

.

En fait, ces valeurs existent ; elles n'avaient pas disparu, mais, dans la prose un peu terne du quotidien, nous les avions quelque peu oubliées. Or, le surgissement de l'événement, l'épreuve tragique qui nous a frappés le 13/11 et les témoignages d'affection, de soutien et d'admiration (du Japon et d'ailleurs) sont venus nous rappeler que ce qui constituait la France, c'était une culture, un art de vivre reconnus et admirés un peu partout, mais aussi son drapeau qui signifie la défense de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Au-delà de nos sempiternelles querelles, des membres de la communauté ont été attaqués, et soudainement, comme en Janvier, le corps s'est précipité de façon quasi chimique (le corps politique, le Peuple), autour de ces valeurs qui font rayonner notre pays dans le monde entier. Autrement dit, nos valeurs sont universelles et l'événement leur a redonné du corps. Notre étrange identité, cette singularité paradoxale, c'est son universalité ! Elle est certes toujours à cultiver et à ré interroger car elle n'est pas donnée et sa difficulté est à la mesure de ce paradoxe. Mais, s'il doit être un impératif catégorique dans nos éléments identitaires, c'est de ne rien lâcher du côté de l'universel.

Dès lors, il faut croire que notre pays a les moyens de ressortir renforcé de ce drame. Tout en prenant les mesures nécessaires - militaires, policières - à la sécurité dans la période manifestement dangereuse qui est en train de s'ouvrir, il faut ne jamais céder à la tentation de l'exclusion et privilégier cette fraternité qui nous fait si souvent défaut dans la pratique quotidienne. Ce qui implique aussi des moyens en termes d'éducation, d'initiatives citoyennes, etc.

.

.

Entre l'échec du système d'intégration, les inégalités scolaires et sociales et la perte de sens de notre société matérialiste, laquelle est au principe d'un déchaînement du désir mimétique et de la violence qu'il génère, les défis qui attendent notre société sont redoutables. Mais, s'il est un motif d'espoir, certains signaux indiquent que, dans ce moment historique, la classe politique dans son ensemble et le peuple lui-même semblent vouloir éviter la tentation du bouc émissaire pour privilégier la raison et la recherche de solutions en vue d'une meilleure cohésion sociale. A cet égard, une autre question se pose, non moins redoutable, et qu'il ne sera pas possible d'éluder : comment une société avec de telles valeurs a t-elle pu sécréter des tueurs de cette nature ?

 

Sur le Japon : http://fraterphilo.over-blog.com/2015/10/japon-la-noblesse-des-humbles.html

France / Japon : une comparaison éclairante
Partager cet article
Repost0

Fraterblog

  • : Le blog de fraterphilo.over-blog.com
  • : Dans Fraterphilo, les idées de soin, d'art thérapie, de réflexion philosophique, de yoga et de pèlerinage constituent un lien et une trame pour ce qui se construit progressivement : ce que j'appelle une philosophie de "l'expérience-source d'évolution existentielle".
  • Contact

TRANSMETTRE

La transmission de la philosophie et de l'esthétique est une chose difficile qui requiert la concentration de l'étudiant. Elle ne relève donc pas d'un discours démagogique ou sophistique dont la popularité médiatique n'a souvent d'égal que la pauvreté conceptuelle. Inversement, à l'attention des profanes, il ne peut s'agir non plus de procéder selon un discours élitiste, du type normalien. En ce qui me concerne, je dirais que mon but et ma profession de foi, que ce soit dans mes conférences, mes ateliers ou sur ce blog, c'est de tendre à rendre accessibles ces choses difficiles avec un minimum de déperdition conceptuelle.

 

 

 

Recherche

Penser la violence ; l'oeuvre de Girard

Paru en Mars 2018 chez HDiffusion, Penser la violence de Pascal Coulon. 20 euro dans toutes les "bonnes librairies"

 

 

La violence a fait au cours des deux derniers siècles l'objet d'une pléthore de recherches dans bien des domaines, et nombreux sont les livres qui ont traité de la question en lui apportant des réponses fécondes. Bien peu cependant l'ont abordée dans sa dimension génétique essentielle de violence fondatrice. Et, pour cause ! Penser que toutes les communautés humaines et l'ensemble des processus civilisateurs, avec leurs rites, leurs cultures, etc., trouvent leurs origines dans une violence radicale qui en constitue la fondation ne va pas de soi ! De ce point de vue, Freud semble bien avoir la paternité de l'idée fondamentale d'un meurtre initial, paradoxalement à la source de la civilisation, de la morale et de la religion. Mais ne s'agit-il pas d'un mythe ? La question de la violence ne requiert-elle pas plutôt une méthode indiciaire, s'appuyant sur des recherches et un matériau anthropologiques ? L'oeuvre de René Girard tend dans un effort continu, magistral et souvent solitaire à remonter contre vents et marées aux sources d'une violence à la fois effective, revenant périodiquement, fondatrice et génétique. Sans omettre les failles de la doctrine, l'auteur met clairement en évidence l'articulation des théories girardiennes, désir mimétique, victime émissaire, méconnaissance, et nous en découvre la fécondité pour penser notre époque. (4ème de couverture)

Pages

LES GROUPES D'ENTRAIDE

Pascal Coulon, LES GROUPES D'ENTRAIDE

Une thérapie contemporaine

Psycho-Logiques
 

De nombreuses personnes trouvent dans les groupes d'entraide des ressources pour lutter contre leurs souffrances, se reconstruire psychologiquement et recréer du lien social. Quel est le véritable potentiel de ces groupes ? Quelles sont les origines de ces fraternités ? Quelles sont leurs valeurs ? Comment expliquer leur relative confidentialité et les résistances que ces groupes rencontrent en France ? Cet ouvrage met en lumière les polémiques qui opposent vainement la psychanalyse aux autres thérapeutiques de groupe face aux sujets addictés.


L'Harmattan, 22,50 euro
ISBN : 978-2-296-10844-8 • février 2010 • 226 pages

Liens